07/09/2020
Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres
La béatitude des païens
Au-dessus du manteau court, taillé dans la peau d’une bête abattue, un visage comme de fer. Avec des yeux profondément enfoncés, que la lumière ne doit pas atteindre. Même la chevelure grise, qui mange une partie du front, n’accepte pas la lumière, tout comme le vent qui vient de la rivière, en sautes rases, et parle sans s’arrêter, et dit un nom, toujours le même.
Ici, avant les rapides, la rive envoie des bancs de sable en travers du courant jusqu’à ce que l’eau vive cède du terrain, se détourne, se heurte à l’autre rive. Juste de l’écume encore à la pointe plate des langues de terre et le bruit des eaux, comme des débris de verre, des tourbillons au-dessus desquels les oiseaux fusent comme s’ils voulaient calmer les flots, et le silence inévitables propre aux lieux désertés.
[...]
Johannes Bobrowski, Beohlendorff et quelques autres, traduction Jean-Claude Schneider, La Dogana, 1993, p. 71-72.
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06/09/2020
Johannes Bobrowski, Temps sarmate
Nymphe
Le temps des cigales, un temps
blanc, alors que le garçon, assis
au bord de l’eau, sur ses bras
inclinait la rondeur de son front. Où
est-il allé ?
Il y a des chemins
à travers la forêt,
secrets. J’y vais cueillir une herbe
qui saigne. Sur les pierres je la pose,
lance par-delà la lisière le cri
de chasse du geai, clair.
Et, le regard verdissant,
elle émerge dans la poudreuse, la tendre
ombre des aulnes.
Syrinx, ton ah, un bris de verre,
court parmi les buissons.
Johannes Bobrowski, Temps sarmate,
traduction Jean-Claude Schneider,
L’Atelier La Feugraie, 1995, p. 21.
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05/09/2020
Johannes Bobrowski, Terre d'ombres fleuves
Récit
Rajla Gelblung
échappée à Varsovie
d’un transport parti du Ghetto,
la fille
a traversé des forêts,
avec une arme, la partisane
fut prise
à Brest-Litowsk,
portait une capote (de soldat polonais),
fut interrogée par des officiers
allemands, il y a
une photographie, les officiers sont
des personnes jeunes, aux uniformes impeccables,
aux visages irréprochables,
leur apparence
est exemplaire.
Johannes Bobrowski, Terre d’ombres fleuves,
traduction Jean-Claude Schneider, Atelier
La Feugraie, 2005, p. 137.
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04/09/2020
Johannes Bobrowski, Ceci vit encore
Et voici que
Et voici que
nous avons les deux mains pleines de lumière —
les strophes de la nuit, les eaux
agitées heurtent de nouveau
la rive, le sentiment âpre, sans regard,
des bêtes dans les roseaux
après l’étreinte — puis
nous voilà debout contre la pente
dehors, contre le ciel
blanc, qui vient
par-dessus la montagne,
froid, cascade-splendeur,
et demeure figé, glace
qui descendait des étoiles.
Sur ta tempe
je veux vivre cette petite
saison, oublieux, sans bruit
laisser errer
mon sang à travers ton cœur.
Johannes Bobrowski, Ce qui vit encore,
traduction de l’allemand Ralph Dutli et
Antoine Jaccottet, L’Alphée, 1987, p. 73.
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11/07/2020
Johannes Bobrowski, Terre d’Ombres Fleuves,
Hölderlin à Tübingen
Terrestres les arbres, et lumière,
où la barque repose, appelée,
rame contre la rive, la belle
pente, devant cette porte
passait l’ombre, elle est
tombée sur une rivière,
le Neckar, qui était vert, Neckar
inondant
les prairies et les saules de la rive.
La tour,
qu’elle soit habitable
comme un jour, pesanteur
des murs, la pesanteur
contre le vert,
arbres et eau, les peser
tous les deux dans une main :
le son de la cloche tombe
sur les toits, l’horloge
se met en mouvement pour faire
que tournent les fanions de fer.
Hölderlin in Tübingen
Baüme irdisch, und Licht,
darin der Kahn steht, gerufen,
die Ruderstange gegen das Ufer, die schöne
Neigung, vor dieser Tür
ging der Schatten, der ist
gefallen auf einen Fluß
Neckar, der grün war, Neckar,
hinausgegangen
um Wiesen und Uferweiden.
Turm,
daß er bewohnbar
sei wie ein Tag, der Mauern
Schwere, die Schwere
gegen das Grün,
Baüme und Wasser, zu wiegen
beides in einer Hand:
es laütet die Glocke herab
über die Dächer, die Uhr
rührt sich zum Drehn
der eisernen Fahnen.
Johannes Bobrowski, Terre d’Ombres Fleuves,
traduction Jean-Claude Schneider, Atelier
La Feugraie, 2005, p. 80-81.
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28/08/2019
Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres
Valéry et les haricots
C’est donc un drap en cuir, si tanné qu’il laisse passer la lumière, et si serré et résistant qu’on peut le tendre au-dessus de tout ce qui est en vie ou qui est mort sans le déchirer : au-dessus d’un squelette disloqué comme d’une rame de haricots, qui pousseront bien sous lui et se développeront et peut-être même fleuriront, tant qu’ils trouvent de la lumière dans leur pot, assez pour couvrir les racines, et un peu d’air qui passe par les pores du cuir. Ce drap blanc jaunâtre, tendu sur des crochets et des baguettes, donne là-bas un contour net, ici — au-dessus de la rame de haricots — quelques courbes irrégulières, ne bouffe nulle part, lisse et en même temps très léger il repose et se laisse porter par les mouvements silencieux, précautionneux des feuilles vivantes, des tiges, des fleurs rouges et blanches.
J’ai voulu dessiner un portrait et n’y suis pas parvenu. Un monsieur assez âgé, frêle et pourtant bien en chair, une chair qui s’efface, avec ses veines minces, sous un uniforme doré, un membre de l’Académie avec une petite épée et un beau chapeau sur le bras. Ce n’est pas réussi, je me suis trop consacré aux haricots, à la rame, une plante martiale — même sous un drap de cuir fin et jaunâtre qui laisse passer la lumière du jour.
Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres, traduction de l’allemand Jean-Claude Schneider, La Dogana, 1993, p. 85-86.
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