12/05/2013
Jean Tardieu, Les tours de Trézibonde et autres textes
Mon théâtre secret
À Gérard Macé
Le lieu où je me retire à part moi (quand je m'absente en société et qu'on me cherche, je suis là) est un théâtre en plein vent peuplé d'une multitude, d'où sortent, comme l'écume au bout des vagues, le murmure entrecoupé de la parole, les cris, les rires, les remous, les tempêtes, le contrecoup des secousses planétaires et les splendeurs irritées de la musique.
Ce théâtre, que je parcours secrètement depuis mes plus jeunes années sans en atteindre les frontières, a deux faces inséparables mais opposées, bref un « endroit » et un « envers », pareils à ceux d'une médaille ou d'un miroir.
De ce côté-ci, voyez comme il imite, à la perfection, l'inébranlable majesté des monuments : ils semble que je puisse compter toutes les pierres, caresser de mes mains le glacis du marbre, les fractures des colonnes, la porosité du travertin...
Mais, attendez : si je fais le tour du décor (quelques pas me suffisent), alors, de l'autre côté de ces apparences pesantes, de ces voûtes et de ces murailles, mon regard tout à coup n'aperçoit plus que des structures fragiles, des bâtis provisoires et partout, dans les courants d'air et la pénombre poussiéreuse, auprès des câbles électriques entrelacés et des planches mal jointes, la toile rude et pauvre, clouée sur des châssis légers.
Telle est la loi de mon théâtre : à l'endroit, les villes et les paysages, la terre et le ciel, tout est peint, simulé à merveille. À l'envers, l'artisan de ce monde illusoire est soudain démasqué, car son œuvre, si ingénieuse soit-elle, révèle, par transparence, la misère des matériaux qui lui ont servi à édifier ses innombrables « trompe-l'œil ». (Souvent je l'ai vu qui gémissait, le pinceau à la main, mêlant ses larmes à des couleurs joyeuses.) Pourtant, bien que je sois dans la confidence, je ne saurais dire où est le Vrai, car l'envers et l'endroit sont tous deux les enfants du réel, énigme qui me serre de toutes parts pour m'enchanter et pour me perdre.
Jean Tardieu, Les tours de Trézibonde et autres textes, Gallimard, 1983, p. 23-25.
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29/04/2013
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes
Le sous-sol de la mémoire
Oh, caveau de la mémoire
Khlebnikov
Ainsi donc je vivrais affligée,
Rongée de souvenirs ? Sottises !
Je ne rends pas souvent visite à ma mémoire,
Du reste, elle me joue toujours des tours.
Dès qu'avec ma lanterne, je descends à la cave,
Je crois entendre un éboulement sourd
Gronder dans l'étroit escalier,
Ma lampe fume, je ne peux reculer,
Pourtant je vais droit à l'ennemi, je le sais.
Et comme une faveur, j'implore... Mais
Il fait nuit, pas un bruit. Finie la fête !
Trente ans déjà qu'on a raccompagné ces dames,
Et l'espiègle d'antan, il est mort de vieillesse.
Trop tard. Misère !
Où aller ?
Je touche les murs peints,
Me chauffe au coin du feu. Miracle !
Dans ce moisi, cette fumée et toute cette pourriture,
Deux émeraudes scintillent, vivantes.
Puis un chat miaule... Allons, il faut rentrer !
Mais où est ma maison, où, ma raison ?
18 janvier 1940
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes, traduits par Marion Graf et José-Flore Tappy, La Dogana, 2010, p. 125.
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22/04/2013
Franck André Jamme, au secret
les très délectables
élégances
de la mémoire
les pensées devant lesquelles
se dresse tout à coup
une immense pensée
les êtres
qui se mettent à rêver
sur la route
et peu à peu
c'est le chemin
lui-même
qui se mue
en leur songe
[2]
*
tous ces gens
qui aimeraient se balader
dans les bois
ou dans les jardins
selon les jours
et rien d'autre
l'art d'emmêler
les plans de l'ignorance
et de la perception
le livres
ne faisant voyager
au fond
que de la fausse monnaie
et on en a le sang figé
[34]
*
les pensées
derrière lesquelles
attendent
des milliers de pensées
les atroces vérités
de la mémoire
les êtres
qui s'arrêtent subitement
sur le chemin
et peu à peu
ils se transforment
en pierres
[62]
*
l'art d'accoupler
le plan de l'ignorance
et celui de la perception
les sortes de courts albums
ne montrant au fond
que des listes
tous ces gens
qui errent
dans les couloirs
selon les jours
et rien d'autre
[81]
Franck André Jamme, au secret, dessins de
Jan Voss, éditions isabelle sauvage, 2010, np.
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23/06/2012
Danielle Collobert, Survie
Survie
je partant voix sans réponse articuler parfois les mots
que silence réponse à autre oreille jamais
si à muet le monde pas de bruit
fonce dans le bleu cosmos
plus question que voyage vertical
je partant glissure à l'horizon
tout pareil tout mortel à partir du je
à toutes jambes fuyant l'horizon
enfin n'entendre que musique dans les cris
assez assez
exit
entrer né sur débris à peine reconnu le terrain
émergé de vase salée le fœtus sorti d'égout
plexus solaire rongé angoisse diffusant poumons souffle haletant
_______________________________________
serré le cou par la corde réveil
tremblement réveil
brûlé consumé bonze
crève corps
hors des mains caresses
loin des lèvres bu
souvenir du corps
laissant aller présent l'instant survie
sans savoir sur quoi ouvrir l'énergie à l'imaginaire répondu
balbutiements à peine aux déchirures
les cris du bord des plaies non suffit
ploné noir dans le bain de sang
à travailler ses veines pour mots
je paroel s'ouvrir bouche ouverte dire je vis à qui
balancé au chaos sans armure
survivra ou non résistance aux coups la durée longue de vie
je parti l'exploration du gouffre
tâtonnant contre jour
déjà menottes aux mains les stigmates aux poignets
aux pieds les fers les chaînes
la distance d'un pas l'unité de mesure
je raclant mon sol avec ça
traîne le bruit dans l'espace
en premier sur la bande son du prométhée
le vautour dans la gorge
à coups de sang rabattu sans fin vers le silence
au milieu du front le plat désert futur
derrière caché peut-être le corps à s'agglomérer
______________________________________
[...]
Danielle Collobert, Survie, dans Emmanuel Hocquard, Raquel,
Orange Export Ltd, 1969-1986, Flammarion, 1986, p. 184-185.
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22/06/2012
Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d'abîme
Les allures à la mort
Quel monde aux fumées de la pluie
Les décombres du ciel et parfois
Comme un soupçon de clair pays
Là-haut sous la soie maigre sous la suie
(La lampe qui est basse un passereau
L'habite accroupi chante faux)
Mais écoute en ces jours l'âme s'épuise
À regravir la montagne du vieux printemps
Le soleil vole et ses eaux luisent
Dans la cendre des bords du temps
Puis c'est la tombe à fleurs de terre
Et les scabieuses d'une prière.
*
Entre les collets d'ombre et de la chaux feuillue
Le grave lumignon s'absorbe dans un mur
Et nul ne franchit plus les eaux qu'il eût fallu
Franchir aux fins heureuses ô blanc murmure
En l'air le ciel pourtant propage un chant
Mouillé d'étoiles inondant par pans
Le mont plus clair et cependant aride
Et c'est alors on ne sait quoi terriblement
Simple et beau qui tremble aux bords humides
En larmes l'âme ainsi qu'un rossignol dément
Mais nous éveillerait dans cette nuit de neige
Nous ouvrirait là-haut la vie le jour que sais-je ?
*
Pour n'avoir attendu le jour le vieux bruit
D'aller sur l'eau de l'âme remuement d'ombres
Sous le silence dans la vie l'instant sombre
Au pli des lampes d'achever l'autre nuit
C'est d'ici que s'est noué pour moi menace
D'une barque noire abordant la terrasse
Vivante et ne bougeant plus que je ne sois
Aventuré face à face la sinistre
La taciturne aux bras de buis et le poids
De la neige éternelle entre nous ô triste
Pensée d'une montagne où fut fait un feu
Pour vivre aux fins de cette cendre et cet adieu !
Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d'abîme, "Le Chemin", Gallimard, 1965, p. 17-18.
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17/06/2012
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes
Une rumeur d'épouvante rôde en ville,
Se glisse dans les maisons comme un voleur.
Pourquoi ne pas relire, avant de s'endormir,
Le conte de Barbe Bleue ?
Comment la septième monta l'escalier,
Comment elle appela sa sœur cadette,
Et guetta, retenant son souffle,
Ses frères bien-aimés, ou la terrible messagère.
Une poussière s'élève comme un nuage de neige,
Les frères vont entrer au galop dans la cour du château,
Et sur la nuque innocente et gracile,
Le tranchant de la hache ne se lèvera pas.
Consolée à présent par cette cavalcade,
Je devrais m'endormir tranquille
Mais qu'a-t-il, ce cœur, à battre comme un enragé,
Et le sommeil, pourquoi ne vient-il pas ?
Hiver 1922
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes, édition
bilingue, traduction par Marion Graf et José-Flore Tappy,
La Dogana, 2010, p. 85.
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