15/10/2024
Sanda Voïca, L'ère de santé
S’auto-prier
L’index
appuyé sur mes lèvres
humides vibrantes
est sans pourquoi :
sous l’explosion de joie
il s’en-chair-e
encore plus.
Frotter le corps,
frotter la tombe
avec le même tissu
— rideau en dentelle —
jusqu’au blanc.
Une couleur
en profondeur
en hauteur
jusqu’au trou blanc :
l’harmonie a été dite.
Dimanche, le 1 mai 2022
Sanda Voïca, L’ère de santé, Atelier rue
du soleil, 2024, p. 1.
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14/10/2024
Isabelle Zribi, Il faut bien mourir de quelque chose : recension
Depuis trop longtemps, la plupart des échanges oraux sur les sujets de société ne se font qu’avec des phrases indéfiniment répétées, par nature loin de toute analyse. Quel que soit le sujet abordé, ce ne sont que des formules toutes faites, qui portent une idéologie conservatrice — les choses doivent rester en place, tout mouvement critique à l’égard de ce qui est ne peut qu’être négatif, tout écart par rapport au "bon sens" commun est condamnable, toute innovation introduite dans les pratiques risquerait d’ébranler les assises acceptées. Bref : ne bougeons pas/plus !
Isabelle Zribi a relevé quantité de ces énoncés passe-partout et les a classés par thèmes variés : perception de la mort, réflexions sur « les mystères de l’amour », sur l’homosexualité, affirmations péremptoires sur l’art, etc. Ses commentaires, souvent incisifs, visent à faire prendre conscience que sous l’apparente évidence des propos se propage un impensé lié à des comportements, à une manière de vivre frileux qui ne questionnent jamais, justement, les fausses évidences comme « Mieux vaut avoir un enfant jeune », « La mode, c’est cyclique », etc.
Elle n’est pas sociologue et ne prétend pas rendre compte des résultats d’une enquête, cependant, outre que le lecteur retrouve ici et là l’acuité d’un Bourdieu, elle substitue avec pertinence l’humour à la démonstration et touche avec efficacité la cible. Par exemple, à propos d’une personne qui meurt (on dira plus souvent "qui disparaît " ou, euphémisme qui éloigne un peu plus la mort "qui nous quitte") après une "longue maladie", comme on dit aujourd’hui :
" Il ne souffre plus.
On a trouvé un avantage à la mort ; c’est un antidouleur plus radical que la morphine, sans compter qu’il est dénué d’effet secondaire. Certes, il y a un prix — dérisoire — à payer. Mais on n’a rien sans rien."
La mort est un sujet particulier, le mot « mort » lui-même est le plus possible évité et l’on cherche toujours des manières de dire qui en diminuent la présence ou en atténuent la venue. Qu’une personne meure passés les 90 ans, on recourt sans réfléchir à des mots sans pertinence : « Elle était très âgée », ce qui appelle le commentaire d’Isabelle Zribi : « Arrive un âge où on mérite de mourir ».
De nombreux énoncés à propos des arts prouvent simplement que pour leur énonciateur un livre, un tableau, un film, etc., n’ont de "valeur" que s’ils apportent délassement, détente, et qu’ils sont immédiatement interprétables. D’où la proposition générale fréquente, « L’art contemporain, on n’y comprend rien », « La danse contemporaine, on n’y comprend rien » — quant à la poésie… On ne se pose pourtant pas de questions, pour reprendre l’exemple de l’auteure, devant un tableau ancien qui donne à regarder « un lapin écorché, pendu par les pattes ».
On appréciera sans doute les commentaires de phrases trop souvent entendues à propos de l’homosexualité, comme « Pourtant elle est féminine », « C’est sa vie privée ». Tous les énoncés, qui prétendent noter, violemment ou non, un écart par rapport à une prétendue norme, ne peuvent susciter qu’un commentaire, celui d’Isabelle Zribi : « Une chose est sûre : la connerie humaine est un facteur de graves perturbations sociales » — on pense à Le Pen père pour qui l’homosexualité était (citation) une « anomalie biologique et sociale » ; d’autres, en invoquant cette raison, ont envoyé les homosexuels, distingués par un triangle rose, dans des camps d’extermination.
Le lecteur reconnaîtra des énoncés qu’il a peut-être, à un moment ou un autre, prononcés sans penser à ce qu’ils impliquent, comme « il/elle ne fait pas son âge », « Je rêve de m’installer avec un bon bouquin ». La pertinence des commentaires d’Isabelle Zribi devrait aider à comprendre que ces phrases banales représentent une relation à autrui, donc à la société, fort peu émancipatrice. Pour prolonger le bêtisier, on pourra relever dans un carnet ce que l’on entend quotidiennement à propos des immigrés ou du personnel politique.
Isabelle Zribi, Il faut bien mourir de quelque chose, Rehauts, 2024, 80 p., 16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 30 juin 2024.
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13/10/2024
Ambrose Bierce, Épigrammes
Tant que vous avez un futur, ne vivez pas trop dans la contemplation de votre passé : à moins que vous n’aimiez marcher à reculons, le miroir est un piètre guide.
La vie est une petite tache de lumière. Nous entrons, serrons une ou deux mains, et retournons chacun de notre côté dans les ténèbres. Le mystère est infiniment pathétique et pittoresque.
La mort est la seule prospérité que nous ne désirons pas pour nous-même et qui ne nous est pas contraire chez autrui.
Dans l’enfance, nous attendons, dans la jeunesse nous exigeons, à ‘âge adulte nous espérons et dans la vieillesse nous implorons.
Si les femmes se connaissaient, le fait que les hommes ne les connaissent pas les flatteraient moins et les contenteraient davantage.
Ambrose Bierce, Épigrammes, traduction Thierry Gillybœuf, Alia, 2014, p. 53, 53, 55, 61, 61.
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12/10/2024
Ambrose Bierce, Épigrammes
Tout le monde est fou, mais celui qui sait analyser son illusion est appelé philosophe.
Le bonheur est perdu quand on le critique ; le chagrin, quand on l’accepte.
La vieillesse, avec ses yeux derrière la tête, pense que la sagesse, c’est de voir les marécages dans lesquels elle a pataugé.
Celui dont les mensonges ne trompent plus a perdu le droit de dire la vérité.
La langue d’un imbécile n’est pas si bruyante que le sage ne puisse entendre son oreille l’exhorter de se taire.
Ambrose Bierce, Épigrammes, Alia, 2014, p. 44, 47, 49, 50, 51.
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11/10/2024
Ambrose Bierce, Épigrammes
La seule distinction sue récompense la démocratie est un haut degré de conformité.
Quand tu te trouves parmi les tombes de tes semblables, marche avec circonspection : la tienne est ouverte à tes pieds.
L’amour est une attention détournée : de la contemplation d’un être on en vient à considérer son rêve.
Bien qu’on aime une douzaine de fois, le dernier amour n’en semble pas moins le premier. Celui qui dit avoir aimer deux fois n’a pas aimé une seule fois.
On peut se savoir laid, mais il n’existe pas de miroir pour le comprendre.
Ambrose Bierce, Épigrammes, Alia, 2014, p. 29, 30, 31, 36, 43.
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10/10/2024
Ambrose Bierce, Épigrammes
« Immoral » : tel est le jugement du bœuf dans son étable sur l’agneau qui gambade.
C’est vrai que l’homme ne connaît pas la femme. Mais la femme non plus.
L’amour est une charmante balade d’un jour. À la toute fin, embrassez votre compagnon et prenez congé de lui.
Si vous voulez lire un livre parfait, il n’y a qu’une seule solution : écrivez-le.
Nous sommes ce dont nous nous gaussons. La personne stupide est une pauvre farce, la personne intelligente une bonne farce.
Ambrose Bierce, Épigrammes, Arléa, 2014, p. 9, 9, 20, 21, 25.
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09/10/2024
Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes
Quand bien même il arriverait qu’un homme fût enterré vivant, il en restera toujours une centaine d’autre accrochés sur terre et qui sont morts.
La surface la plus passionnante de la terre, c’est, pour nous, celle du visage humain.
Quand mon esprit s’élève, mon corps tombe à genoux.
Quatre députés pissent contre un coche, le coche s’en va et ils se pissent les uns sur les autres.
Horreur du monde d’avant.
Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 2020, p. 102, 104, 105, 112, 117.
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08/10/2024
Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes
Aller dans le monde est utile pour un écrivain, non seulement afin qu’il voie de nombreuses situations, mais pour qu’il les vive.
Une punition en rêve est à coup sûr une punition ; De l’utilité des rêves.
À tout instant : comment cela peut-il être amélioré ?
Se métamorphoser en bœuf, ce n’est pas encore se suicider.
Les professeurs d’université devraient prendre des enseignes comme les aubergistes.
Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 2020, p. 57, 71, 77, 80, 82.
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07/10/2024
Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes
Une préface pourrait être intitulée : paratonnerre.
C’est grand dommage qu’on ne puisse voir les intestins des écrivains pour en déduire ce qu’ils ont mangé.
L’art, si bien calculé aujourd’hui, de rendre les gens mécontents de leur sort.
Combien la Bible peut-elle avoir nourri de gens, commentateurs, imprimeurs et relieurs ?
Un long bonheur s’affaiblit par le fait même de sa durée.
Gorg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 1985, p. 39, 40, 43, 45, 49.
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06/10/2024
Étienne Faure, Séries parisiennes : recension
On pourrait rêver de réunir les poèmes, vers et proses, écrits à propos de Paris entre 1900 et aujourd’hui, on aurait sans doute le sentiment qu’il existe plusieurs villes du même nom dans le même lieu, d’Apollinaire à Réda, de Léon-Paul Fargue à Roubaud. Séries parisiennesentrerait aisément dans cet ensemble, on y entend la voix particulière d’Étienne Faure, sa manière de vivre la langue qui invente "son" Paris, on y reconnaît des motifs présents depuis ses premiers livres, on y retrouve une forte attention à la composition et à l’unité d’un ensemble.
Séries parisiennes est composé de 16 ensembles, tous titrés "Côté + nom" : "Côté Seine", "Côté rue" pour les premiers, "Côté voix", "Côté H" pour les derniers. "Côté cage" (la cage de l’ascenseur d’un immeuble) rassemble « Dix-sept haïkus dans l’ascenseur » de construction syllabique régulière (5-7-5) ; tous les autres groupes comptent 6 vers ou proses, sauf "Côté mains" avec 12 quintils — donc 15 groupes de 6 vers à quoi s’ajoutent 6x2, soit à nouveau 17. Jeu des nombres et la thématique hors la cage est présente dans les haïkus : le baiser, les oiseaux, les voix, les écrivains (avec Balzac), etc. Les figures sont limitées à quelques paronomases, « les remous/les rumeurs », « intemporelles/intempéries », « se carapatent/Carpates » ; l’emploi du vocabulaire noté familier ou argotique par les dictionnaires, très rare chez Étienne Faure, est présent ici peut-être pour mieux marquer le caractère urbain de l’ensemble (zef, se tirer, (d’une femme) la mieux roulée, piaule).
La phrase des poèmes se développe le plus souvent à partir d’un mot ou d’un thème ; elle peut s’ouvrir avec deux mots repris à la sortie en ordre inverse avec changement de genre, (nom/ adjectif, « le vert et le noir »/« paysage noir et vert tendre »). Dans la prose d’ouverture, le lecteur passe de fenêtre à spectacle, manteau d’arlequin, théâtre, scène de genre, acte un, acteurs, jeu, chandelle (pour évoquer le théâtre ancien). Ces reprises sont un des moyens pour construire des poèmes, en prose ou en vers, d’un seul tenant, l’unité pouvant aussi être obtenue par l’emploi d’un ensemble homogène de couleurs : dans le second poème du recueil pour caractériser la saleté de la Seine, « vert trouble », « or gris sale », « eau rouille », couleurs opposées au bleu outremer, à l’azur. L’aspect trouble de l’eau n’empêche pas son mouvement, symbole habituel du « temps qui coule », comme l’eau « passe et file » vers la mer.
Le ton est donné, on ne découvrira pas un Paris insolite, pas plus que ses monuments ; rien d’autre à voir que le quotidien, ce qu’offrent la rue, les bancs, les allées du cimetière, les parcs, quelques personnages résolument à l’écart de la société, « (ces) vieux Rimbaud qui marchent ». Rien que le quotidien et s’attacher à ce qui échappe souvent au regard alors qu’il suffit de lever la tête, suivant en cela le Baudelaire des fenêtres : « Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. » Le piéton des Scènes parisiennes observe ce qui semble être une « scène de théâtre », reconstitue ou invente « Tout un fracas de vies intérieures », engrange un matériau offert à qui veut le voir tout comme il saisit au cours de ses marches des phrases, des fragments de récits. L’observation des habitués des bancs, dans les parcs, est différente. Immobiles et souvent silencieux, ils semblent « à l’écart du temps qui passe », dans un autre univers, celui des souvenirs.
Le narrateur sans cesse imagine des vies, également des scènes amoureuses où le couple, bien que dans la chambre, semble hors du monde de la ville, comme s’il s’étreignait sur un « grabat de feuilles / de paille » et s’entend aussi un « froissement de litière » ; l’étreinte entraîne un vocabulaire connotant la nature et elle impliquait également une position des corps pour rappeler la dyade Éros-Thanatos : devenus des « gisants » et « leur mort est à son comble ». Il reconstitue aussi des ruptures (« pour avoir trop bu »), l’un partant « refaire sa vie », ou « attendant l’autre (elle ne vient pas) ». Tout peut être point de départ d’une fiction, voix et gestes glanés dans les rues suscitant de courtes pièces. Cette attitude de voyeur en quête de ressources est d’ailleurs dite dans un poème qui renvoie le lecteur « aux livres anciens » où un personnage observe une scène érotique par le trou d’une serrure avant de devenir lui-même acteur.
Les livres — les livres de poèmes — sont partout dans les Séries parisiennes. Un ensemble de poèmes est consacré à des écrivains qui, tous, ont été attentifs aux choses ordinaires de la vie ; ils sont nommés (Follain, Guillevic, Réda, Goffette, Vaché), ou reconnaissable par un détail, Stéfan par « litanies », « Judas », plus clairement par « stéfaniennes ». À côté de ces hommages, le lecteur collecte des citations, de ces auteurs et, dans les poèmes, de Rimbaud (« On ne part pas »), de Ronsard ("Mais ce mien corps enterré/s'il est d'un somme fermé/Ne sera plus rien que poudre »), fragment recopié par le narrateur qui le lit au Père Lachaise. Il repère une allusion probable à un titre d’Étienne Faure (Vues prenables, 2009) dans « Rêvent-ils (…) d’autres vues imprenables », ou il se souvient du Verlaine de Sagesse(« Le ciel est, par-dessus le toit ») avec « La mort est par-dessus les toits ».
La mort est présente pour le narrateur par le souvenir des disparus, proches ou non, par le souvenir de ce qu’ils furent ; ainsi la mère définitivement absente, « un beau vide », ou tous ceux devenus sans visage ; parfois, il se vit « rattrapé par le néant des aïeux sans racines, qui n’auront bientôt jamais existé ». À côté des drames personnels, l’Histoire est le temps pour tous de la mort ; le dernier ensemble, est titré « H » — initiales dans « Les Humbles champs d’Honneur de l’Histoire Humaine » — et plusieurs recueils d’Étienne Faure s’achèvent avec l’évocation de ce qui ne fait en rien honneur aux humains. La guerre était annoncée par les cloches et leur bruit peut encore l’évoquer, trace d’un autre temps, comme les couteaux des bouchers dans un abattoir ; pour le narrateur, c’est le grincement des roues, des freins d’un vélo qui appelle le souvenir des années 1940 et des rafles de juifs, l’envoi dans les camps d’extermination, ce sont aussi les déformations du corps à cause des privations qui restent les empreintes des années de guerre.
Les potences finissent par être « arrachées » et tous sont enfin « à l’air libre »… On sait bien que la poésie ne changera pas le cours des choses, qu’elle n’empêchera pas le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie (parmi d’autres plaies trop présentes) de prospérer ; cependant, qu’un ensemble à propos d’une perception très personnelle de Paris se termine en évoquant la peste brune, toujours vivante sous des formes plus ou moins avenantes, n’est pas indifférent.
Étienne Faure, Séries parisiennes, Gallimard, 2024, 156 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 19 juillet 2024.
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05/10/2024
Jacques Réda, rencontres et lectures
Jacques Réda (24 janvier 1929-30 septembre 2024)
Rencontres et lectures
Une grande pièce et sur un semblant d’estrade une batterie presque complète, sur des étagères un nombre impressionnant de soldats de plomb apparemment rangés par régiments — « Je m’exerce un peu, je ne suis pas Art Blakey. Les soldats de plomb… ; vous êtes sorti de l’enfance, vous ? »
C’était à la fin des années 1980, dans le quinzième arrondissement, et l’entretien dura des heures, à propos de Paris, du vers, du jazz (Réda était chroniqueur dans Jazz Magazinedepuis les années 1960), de la campagne, du vin, des avantages du solex en ville, de Charles Albert Cingria, de la poésie contemporaine (il dirigeait La NRF), des anciennes lignes de chemin de fer, de ses premières publications (introuvables, mais présentes à la Bibliothèque nationale). De tout. Toujours sérieux mais avec humour. Défense argumentée du vers français dont il connaissait parfaitement l’histoire. Impossible d’oublier l’énergie de Jacques Réda, son refus aussi d’être vu comme un « poète » — il avait alors publié une vingtaine de livres —, son extrême modestie, son écoute toujours attentive et le souci de répondre aux questions qui avaient dû lui être souvent posées.
Quelques rares rencontres ensuite, les dernières dans le vingtième où il s’était installé, et près de la place Saint-Sulpice, où le consumérisme triomphant a instauré un marché et « voué un mois comme à la Vierge Marie », ce qu’il fustige dans Mes sept familles. Restent les livres, toujours relus, nombreux quand on a écrit pendant un peu plus de soixante-dix ans. On l’y retrouve, entier, même si parfois masqué. Relectures.
Le préambule de Mes sept familles (fario, 2022), à propos de ses « ascendants littéraires » (p. 7) :
(…) tout ce que j’ai lu depuis que j’ai appris à lire et à écrire, et qui était souvent sans rapport avec la littérature (absente du milieu où je vivais), a aussitôt suscité chez moi un réflexe d’imitation qui m’a longtemps laissé douter d’avoir, littérairement, une singularité quelconque — si j’en ai une, et il ne m’appartient pas d’en décider.
Un "auto-portrait", celui qui ouvre Les ruines de Paris (Gallimard, 1978, p. 14) :
Je rentre. Il y a des œufs, du fromage, du vin, beaucoup de disques où, grâce à des boutons, on peut mettre en valeur la partie de la contrebasse. Ainsi je continue d’avancer, pizzicato. Est-ce que je suis gai ? Est-ce que je suis triste ? Est-ce que j’avance vers une énigme, une signification ? Je ne cherche pas trop à comprendre. Je ne suis plus que la vibration de ces cordes fondamentales tendues comme l’espérance, pleines comme l’amour.
Toujours dans Les ruines de Paris (p. 153) :
Une fois de plus c’est au coin de ce buffet de gare que je vais pleurer. Au moins les gens du quai d’en face peuvent croire que j’éternue. Et je pleure de tout mon corps devant cette solitude, même si quand même après des mois j’allais retrouver quelqu’un. C’était un autre soir, en octobre. Impossible de m’en empêcher mais ça ne durera pas. Je me demande ce qui dure.
Réda a régulièrement écrit à propos du vers, du sien, plus généralement de son statut aujourd’hui. Une partie importante de ses réflexions dans Celle qui vient à pas légers (Fata Morgana, 1999) sont reprises et développées dans un long entretien : Alexandre Prieux & Jacques Réda, Entretien avec Monsieur Texte (fario, 2020). Quelques extraits :
J’ai écrit en vers réguliers, en vers libres, en versets et en prose, et je n’ai rien inventé, pas même, contrairement à ce que croient certains spécialistes de la poésie française qui ne la connaissent pas très bien, le vers de quatorze syllabes, ni le vers mâché. (p. 106)
Il faut comprendre que [les] formes fixes, que le vers-libriste regarde comme des obstacles intolérables à la liberté de son inspiration, sont, dans la langue, un équivalent des exercices de solfège qui n’ont pas de valeur poétique en eux-mêmes, mais qui permettent à cette inspiration de se manifester à plein, et non derrière le rideau de fumée des coupes arbitraires et des images dont l’abondance est le produit d’un système devenu lui-même producteur à bon compte d’anti-clichés inanes. (p. 110)
Etc. Qu’est-ce que la poésie peut exprimer de la « réalité » ? Le vers compté est certes un artifice mais il favorise notre contact avec ce fond insaisissable de la réalité qu’est le rythme, donc l’approche d’« une saisie éternisée de l’instant ». Comme le fait le swing : Réda traduit le titre de Charlie Parker, It’s the time par « maintenant est toujours le seul moment qui compte ». Seule manière d’accepter cette « vie incompréhensible », comme il l’écrit dans Les ruines de Paris (p. 144). Quelle autre issue ?
Peut-être que si je réussissais enfin à tout décrire, à l’instant même où le moindre brin d’herbe ou de fil de fer paraît, je comprendrais quel rôle ambulant je tiens moi dans ce rythme, dans cet ordre dont s’exerce la poigne extatique partout — des mouvements de cinq gamins en train de shooter une balle, à ce gui noir dans les peupliers établi comme une partition. (pp. 146-147).
Mais il faudrait toujours recommencer… C’est pourquoi Jacques Réda a publié en 2023 Leçons de l’Arbre et du Vent (Gallimard).
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04/10/2024
Jacques Réda, Les ruines de Paris
Une fois de plus c’est au coin de ce buffet de gare que je vais pleurer. Au moins les gens du quai d’en face peuvent croire que j’éternue. Ici je suis tout seul. Et je pleure de tout mon corps devant cette solitude, comme si quand même après des mois j’allais retrouver quelqu’un. C’était un autre soir, en octobre. Impossible de m’en empêcher mais ça ne durera pas. Je me demande ce qui dure. Je me le suis demandé pendant toutes ces heures d’autorail dans le Jura noir, ces correspondances sous la pluie, ces attentes dans des haltes aux pendules barrées d’une croix. Et me voilà de nouveau avec le saisissement de la réponse : il n’y a pas de mots ; rien que ce vide ténébreux qui n’est qu’un buffet de gare, la tête contre pour que de loin on suppose que je tousse ou que je rends. Peut-être.
Jacques Réda, Les ruines de Paris, Gallimard, 1978, p. 153.
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03/10/2024
Jacques Réda, Les ruines de Paris
Malgré son bébé cette jeune femme a l’œil en coin-du-bois. Je lui demande où trouver une gare ou le 196, et en retour je lui déconseille le sentier d’où je descends. Elle y perdrait certainement la poussette. Sur ses indications bien précises je trouve l’endroit, marqué comme à Paris d’un potelet à tête jaune et rouge, mais l’autobus ne passe jamais. J’écris en haut d’un mur d’où l’on voit s’emballer vers la forêt toute une plaine, qui fut des champs, et qui devient à présent une sorte de savane suburbaine en ondulations pâles au beau soleil. Des émeus, des girafes peut-être, n’étonneraient qu’à moitié.
Jacques Réda, Les ruines de Paris, Gallimard, 1978, p. 118.
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02/10/2024
Jacques Réda, Les ruines de Paris
Tant bien que mal enfin j’attends la place de la Concorde. L’espace devient tout à coup maritime. Même par vent presque nul, un souffle d’appareillage s’y fait sentir. Et, contre les colonnes, sous les balustrades où veillent des lions, montent en se balançant des vaisseaux à châteaux du Lorrain, dont tout le bois de coque et de mâts, et les cordes et les toiles sifflent et craquent, déchirant l’étendard fumeux qui sans cesse se redéploie au-dessus de la ville. Je vais donc comme le long d’une plage, par des guérets.
Jacques Réda, Les ruines de Paris, Gallimard, 1978, p. 10.
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01/10/2024
Paul Éluard, Donner à voir
Pauvre
C’est le mystère de l’air pur, celui du blé. C’est le mystère de l’orage, celui du pauvre. Dans les pauvres maisons, on aime le silence. On aime aussi le silence. Mais les enfants crient, les femmes pleurent, les hommes crient, la musique est horrible. On voudrait faire la moisson et l’on fait honte aux étoiles. Quel désordre noir, quelle pourriture, quel désastre ! Jetons ces langes au ruisseau, jetons nos femmes à la rue, jetons notre pain aux ordures, jetons-nous au feu, jetons-nous au feu !
Paul Éluard, Donner à voir, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1968, pp. 924-5.
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