On sait bien que toute écriture obéit à des contraintes, explicites ou non. C’est une évidence pour la poésie : le sonnet, pour reprendre l’exemple toujours cité, est écrit selon des règles précises avec lesquelles on peut jouer, et les écrivains ne se sont pas privés de les transgresser. La fiction elle-même ne s’écrit pas n’importe comment, sauf peut-être les avalanches de récits de vie qui encombrent les librairies ; rappelons que Georges Perec a écrit La disparition sans e. C’était là s’inventer une contrainte parce qu’il est toujours possible de créer une règle inédite. Ce que propose Jean-René Lassalle.
La première page du livre donne en anglais, en quatre colonnes, une liste de 100 mots numérotés (1 I, 2 you, 3 we, 4 this, (…), 99 dry, 100 name), dont on apprend l’origine et le mode d’emploi dans la quatrième des pages centrales. La liste a été élaborée par un linguiste nord-américain (Morris Swadesh) qui pensait rassembler « les concepts les plus répandus » dans un projet comparatiste ; pour Lassalle, la liste lui « a semblé déclencher la forme spectrale, imparfaite, d’une langue universelle (imaginaire) ou du langage même ». Les mots, selon leur ordre d’apparition dans la liste, ont été introduits dans des tercets ; ces « mots-concepts », précise-t-il, « deviennent ici des lingo-pensèmes », mot qui associe étroitement « langue » et « pensée » (« pensème » sur le modèle de morphème, lexème). Le projet déborde très largement le domaine poétique, et donc le cadre d’une simple recension, mais les cent poèmes peuvent être « lus comme indépendants », comme le suggère leur auteur.
À partir du matériau linguistique existant et en suivant les règles de formation du français, Lassalle crée des mots aisément intégrables dans le lexique, comme dédésirer (« dédésirant »), désexilés, reressusciter, écratèrement, clairir (« un tout qui se clairit »), verbe oranger (« orangeant »), orgué, etc. La formation peut associer des mots habituellement séparés, en transformant la catégorie grammaticale (arquencielé) ou dissocie les éléments d’un mot (en-voûté). Le jeu avec la morphologie atteint la traduction, avec le choix de ne pas traduire exactement les mots de la liste, par exemple pour des raisons stylistiques, star (anglais pour « étoile ») devient « étoilement » et sun (« soleil ») « insole », night (« nuit ») « nocturne ». La création linguistique peut s’opérer très simplement en juxtaposant des mots pour former une autre unité : séparer des noms de couleur ne rendrait pas compte de leur proximité, ce que restituerait « orangebleumauves ». Un autre état du français dans le temps trouve aussi sa place (« poudroyement, encor, aultre ») ; en outre, des unités d’autres langues contribuent à la construction d’une langue imaginaire : « currant », groseille en anglais, « sueño » rêve en espagnol, « povera », pauvre au féminin en italien, etc. Enfin, Lassalle n’hésite pas à introduire des mots très récemment entrés dans les dictionnaires comme gafa (« fourmis gafa ») ou zouké (« menuet zouké »).
Les tercets obtenus ne sont pas toujours immédiatement compréhensibles, pas moins cependant, pour d’autres raisons, qu’un poème de Verheggen ou de Royet-Journoud. À leur manière ils proposent au lecteur d’affronter l’énigme de la langue, à la fois outil indépassable de communication avec l’Autre et moyen de dire son opacité, la sienne, celle de l’Autre, du monde. Un exemple de tercet :
la terre en mottes s’effritant est celle qu’arpentent fantômes scrieurs
qui miment déformant le miroir du présent, elle est boue séchée où attendre langé
de lin la résorption de la foudre en contorsionniste dans les souples suffles
On note l’allitération entre les deux derniers mots — suffles signifiant « souffle » en suédois —, les allitérations se mêlant aux assonances dans d’autre tercets, par exemple dans le second :
tentant travail aviaire avec un tu distinct
au marché des altérités observées recadrées
dédésirant solitude encadrée
Certains tercets ne contiennent aucune formation à interpréter, comme dans ce premier vers de l’un d’eux, « des nœuds atmosphériques se dissolvent en l’avenir saupoudrant la mer de nuages », mais avant de chercher à construire un/des sens avec les « lingo-poèmes », il est bon d’entendre la « danse des mots », ainsi dans ce tercet dont le thème nous ramène au projet de Lassalle : « au-delà de l’annonce d’autolyse partageable rejetable, ces lueurs en ondes ternaires, / poussent l’attendant golem léthargé à se hisser patchworké hors gravité / du réel tel voler parallèle à une aimée âme ailée qui longuement se soustrait dans enciel ». Certes, cette poésie est bien éloignée du lyrisme souvent à ras de terre ou du "chant de la nature" qui occupent les rayons, elle rappelle que les contraintes formelles, ici complexes, sont une des conditions de l’écriture. Ce n’est pas hasard si Lassale traduit l’allemand (il vit et enseigne en Allemagne) : plus qu’en français peut-être, la langue y est travaillée en tous sens.
Jean-René Lassalle, Ondes des lingots-poèmes, L'ours blanc, 2023, 36 p., 6€. Cette recension a été publiée par Sitaudis le
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