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16/10/2022

Julia Lepère, Par elle se blesse

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Elle sur le ponton moi dans la mer

Évitant les méduses

Sans territoire

Ses bleus virant au virage de mes cernes

Ayant bu les écumes les planches

Des demi-dieux leurs longs cheveux de sable souviens-toi

Presque pour morte

Il te laissa

Et hors de moi

J’ai joui tant de fois pour oublier que quelque part

J’attends encore de me réveiller

 

Julia Lepère, Par elle se blesse, Poésie/Flammarion, 2022, p. 101.

15/10/2022

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien. : recension

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         « Où vivre / et dire ? »

 

Quatre ensembles titrés, suivis d’un épilogue ("Je ne chante plus, je rêve"), composent le livre : "Ne fuis pas, je te suis", Ne t’encombre pas de la nuit", "Je souffle, et rien." (qui donne le titre), "Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit". Une postface de Jean-Marc Sourdillon ("Le regard d’Eurydice") propose une analyse qui rattache les poèmes au mythe d’Orphée à partir de plusieurs indices, dont le titre des séquences ; dans le jeu du je-tu, le tu serait le père disparu, la voix d’Eurydice-je« l’accompagnant (...) dans l’événement de sa disparition pour aller le rechercher ». Les arguments sont convaincants et l’on peut suivre cette lecture. Jean-Marc Sourdillon précise cependant que « le lecteur pourra suivre d’autres fils, découvrir d’autres intrigues, Je souffle et rien, est un livre ouvert. » À côté de sa suggestion, on peut en effet lire autrement les poèmes en les liant aux livres déjà publiés.

 

L’auteure, plus peut-être que dans d’autres livres, se confond avec la narratrice. Les paysages et les lieux sont ceux où elle vit, la ville des Andelys, la Seine, l’île de Seine, les falaises très présentes, les hameaux (le Petite Andely, Noyers, plusieurs fois cité). Dans ce décor rassurant où tout peut se nommer, le motif de la disparition est repris d’un bout à l’autre du livre : les mots, les étoiles à un moment donné sont présentés comme disparus, et aussi de manière récurrente le tu, « Mes doigts écartés, je te tiens ici, toi qui disparais, disparu ». À ce motif est étroitement associé celui de la perte ; l’absence du tu provoque celle de sa voix, donc le support même de la parole ; ce n’est qu’avec la voix que le Sujet se manifeste, elle rend possible l’existence même du tu, toute relation d’échange avec l’Autre, ce qu’exprime précisément la narratrice, « Tu es perdu / ta voix s’éloigne » et, de là : « mesurant à te perdre l’identité / du pronom nous ». La perte du tu implique aussi symboliquement celle du paysage (« regardant perdu l’horizon ») et celle peut-être du je, au moins de toute intériorité (« mon cœur perdu »). `

 

Le souhait d’un retour du tu est immédiatement associé à une autre perte, celle du chemin vers un hameau — lieu de naissance et de vie du je ou du tu ? — : « Comme si tu revenais n’ayant pas trouvé perdu le chemin de Noyers ». La narratrice, dans un élan christique, invente même sa résurrection, « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître ». Elle invente aussi « un rendez-vous », sachant que personne ne l’y rejoindra, ou une fiction qui permettrait au nous de se recréer, « Je recompose / le passage secret où te retrouver, / je l’appelle "coquelicot" » ; la fleur incarne pour Isabelle Lévesque (par exemple dans Voltige ! et dans Le Chemin des centaurées) la nature l’été et, par sa couleur, le vivant, l’amour, et tout autant le caractère éphémère de ce qui est. Cependant (« Fini les fées »), aucune métamorphose ne restituera ici le tu qui ne sera présent que par les mots, le temps effaçant progressivement la présence ancienne.

Toute évocation souffre de l’incertitude de la mémoire, d’où n’émergent que l’ombre du tu, que des images indécises — « Je ne rattrape que / ton reflet », écrit la narratrice dans la dernière partie de son parcours —. ; « ombre » est l’un des mots récurrents, présent dans le titre de l’avant-dernière séquence mais relevé dès les premiers poèmes, « Nous savons que s’éloigne / chaque ombre saisie » — il semble d’ailleurs que le lecteur soit inclus dans ce "nous". Les jours de l’enfance du tu sont rappelés (« genoux écorchés tu es l’abandonné »), mais ces jours anciens sont quasiment devenus hors d’atteinte, « Des morceaux de temps / (...) s’écartent de l’origine » et tout est voué à l’oubli, tout ce que la narratrice tente de rassembler, l’ombre même du tu comme le reste. L’écriture restitue ces jeux complexes de perte et d’oubli et empêche la disparition complète du tu : ce rôle ancien de la poésie est ici renouvelé.

En effet, le poème (« Je l’écris pour toi, il existe ») donne un sens à l’absence. Le tu écrit est donc ainsi indéfiniment recréé, « Tant que je vis je te donne forme » et, du même coup, donne aussi raison de vivre au je, « Je change, je chante ». Parce que les mots sont considérés comme « vivants », destinés à faire apparaître l’absent. Dans Le Chemin des centaurées, une autre version de la disparition était empruntée à la Grèce antique avec la question « Ulysse, reviendras-tu ? » ; ici, « Rien ne change nous sommes / laissés pour compte d’une histoire interrompue », et l’histoire est toujours à récrire, à réinventer sachant que l’ombre ne peut être dissipée. C’est pour cela que le coquelicot est présent d’un livre à l’autre, symbole de l’amour et du passage, et que l’épilogue propose en épigraphe quelques lignes de Beckett, extraites de la fin de L’innommable, « (...) il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a (...). Ressassement pour que, dans l’imaginaire, le nous soit recomposé.

Fabrice Rebeyrolle, accompagne les séquences de huit peintures non figuratives. Elles donnent à voir une matière opaque qui peut évoquer celle de la falaise et les couleurs de certaines figurent ciel, eau et horizon des poèmes.

 Isabelle Lévesque, Je souffle, er rien., Peintures de Fabticve Rebeyrolle, postface de Jean-Marc Sourdillon, L’Herbe qui tremble, 2022 , 152 p. 18 €.  Cette recension a été publiée par Sitaudis le 30 août 2022.

14/10/2022

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Le meilleur interviewer est celui qui dit que j’ai un œil d’aigle et une crinière de lion.

 

La liberté d’une presse qui fonctionne plutôt comme un pressoir.

 

Ne dites pas que ce que j’écris n’est pas vrai : dites que j’écris ma   l, car tout est vrai.

 

Dans l’admiration qu’on a pour Verlaine, je sens une trop grande part de pitié pour le pilier d’hôpital.

 

Il a un style à lui dont les autres ne voudraient pas.

 

J’appelle « classiques » les gens qui ne faisaient pas encore de la littérature un métier.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 236, 238, 238, 241, 245, 245.

13/10/2022

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Ma littérature, c’est comme des lettres à moi-même que je vous permettrais de lire.

 

Si vous saviez comme je me sens bon quand je suis tout seul, comme j’ai toujours de bonnes relations avec moi.

 

Le Français crible d’épigrammes surtout ce qu’il voudrait être : le député, et ce qu’il voudrait avoir : le ruban rouge. 

 

Comment, n’est-ce pas ? le tonnerre tomberait-il sur ma maison, quand il peut tomber sur celle du voisin ?

 

Oui, dit-il : je l’ai échappé laide.

 

Il lui conseillait de lire chaque jour les faits divers pour se rendre compte de son bonheur.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 224, 226, 227, 230, 231, 235.

11/10/2022

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Il y a le bavardage insignifiant et le bavardage pompeux qui signifie moins encore.

 

Pour que le chef-d’œuvre vienne à vous, au moins faites-lui signe.

 

Nul n’aura de talent, hors nous, moins mes amis.

 

Je serais anarchiste si j’étais malheureux, mais je n’ai pas à me plaindre. Comment pourrais-je à la fois être anarchiste et satisfait ?

 

Comme toute comparaison originale doit forcément, à la longue, se banaliser, n’en jamais faire.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 208, 209, 209, 209, 210.

10/10/2022

Jules Renard, Journal, 1887-1910

 

Je ne lis rien, de peur de trouver des choses bien.

 

Chez Rodin, il m’a semblé que mes yeux tout d’un coup éclataient. Jusqu’ici la sculpture m’avait intéressé comme un travail dans du navet.

 

Balzac est peut-être le seul qui ait eu le droit de mal écrire.

 

Un homme tellement beau que lui-même se trouve ridicule.

 

Acquiers le talent de dire sans bâiller : « C’est intéressant. »

 

Chaque matin songer aux gens qu’on va cultiver, aux pots qu’on va arroser.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p.83, 85, 88, 89, 92. 95.

09/10/2022

Jacques Moulin, Corbeline

Corbeau

Encore haut

Pousse au noir

Son cri fort

Chaque soir

Proie du noir

Sous le ciel

Toujours haut

Du corbeau

Qui repasse

Tu rebrasses

Un corps lourd

 

Jacques Moulin, Corbeline,

L’Atelier contemporain,

2022, p. 53.

08/10/2022

Jacques Moulin, Corbeline

Corbeaux en fragments

 

Le cri du corbeau

De quoi est-il le bruit

Le bruit du bois

Le bruit du toit

qui se dérobe

charpente incluse

Le bruit qui croît

au-delà de sa voix

Le bruit du groin

qui court aux lointains

Le bruit du cri

dans la nuit du gravier

Le bruit d’évier

quand la bonde est lâchée

Le bruit déchiré

de la bâche sous tempête

Le bruit de trompette

rouillée mal embouchée

Le bruit qui verrouille

Le bruit de moraine

dans l’absence des glaciers

Le bruit de la grêle

qui cogne sur les rails

Le cri qui déraille

Le bruit du moulin à chanvre

quand le lien freine la meule

 

Un corbeau

Fait un bruit de corbeau

Vrocalise

 

Jacques Moulin, Corbeline, L’Atelier

contemporain, 2022, p. 39.

06/10/2022

Jean Gente, Le voleur

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                Le voleur

 

Vous êtes hypocrite immortelle écuyère

En robe d’organdi sur un cheval blond !

En pétales perdus vos beaux doigts s’effeuillèrent

Adieu mon grand jardin par le ciel terrassé !

                               ***

Ainsi je reste seul oublié de lui qui dort dans mes

bras. La mer est calme. Je n’ose bouger. Sa pré-

sence serait plus terrible que son voyage hors

de moi. Peut-être viendrait-il sur ma poitrine.

 

Et qu’y pourrais-je faire ? Trier ses vomissures ?

Y chercher parmi le vomi, la viande, la bile, ces

violettes et ces roses qu’y délaient et délient

les filets de  sang ?

(...)

 

Jean Genet, Le pêcheur du Suquet, dans Le condamné à mort, L’arbalète, 1958, p. 104-105.

Francis Ponge, La fabrique du pré

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31 mars 1970

I

 

Il ne fait, pour mon expérience, aucun doute que l’amour des mots (c.a.d la référence (révérencieuse) à une vision traditionnellement humaine et (osons le dire) nationale des choses (il faut expliquer cela) (que l’amour des mots soit cela) soit le chemin à la création (je veux dire, par l’expression sans tricherie d’une sensibilité individuelle, sans seulement la fabrication d’objets de satisfaction, de jouissance pour le goût commun des usagers de la langue, mais l’auto création de l’individu lui-même dans sa ressemblance et sa différence à ceux que l »’on appelle ses semblables.

 

Francis Ponge,  La fabrique du pré, Gallimard, 2021, p. 16.

04/10/2022

Pierre Voélin, D'eau et de sang

                   

                       Ligatures

 

Toi —tendrement liée — sous le lien de mes bras

ici — sans bruit — sauf les forts battements

du cœur — à ton cou le collier

les perles — les cris

du petit jour `

 

Tu le sais — ta beauté me déchire

 

Plus souples les feuillages contre la vitre

le vent amoureux — d’un souffle —

les secoue

 

Je dirai le nu du désir — avec ou sans honte

tu annonceras — toi — les nuits de perce-neige

 

Pierre Voélin, D’eau et de sang, dans L’étrangère,

N° 56, 2022, p. 20.