15/03/2018
Francis Ponge, L'Atelier contemporain
Braque
[…] Lorsqu’on entre dans l’atelier de Braque, c’est vraiment, qu’on m’en croie, comme chez un de ces mécaniciens de village, auxquels bien des automobilistes ont eu à faire, qui s’en sont généralement bien trouvés.
Plusieurs voitures déjà sont au fond, immobiles pour l’instant encore. L’homme va posément de l’une à l’autre, selon l’urgence et le bon emploi de son temps.
Il ne s’agit, bien évidemment, ni de virtuosité, ni de délectation. Il ne s’agit que de les remettre en route, avec les moyens du bord, souvent réduits.
C’est alors qu’un esprit inventif se montre, inventif mais rien moins que maniaque et sans nulle inclination au système. Jamais il ne s’agit que de cas d’espèce. Et tout, bien sûr, commence à chaque fois par une émotion. Mais aussitôt… « J’aime, dit Braque dès 1917, la règle qui corrige l’émotion. »
Francis Ponge, L’Atelier contemporain, dans Œuvres complètes, II, Pléiade / Gallimard, 2002, p. 587.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : francis ponge, l’atelier contemporain, braque, invention | Facebook |
04/04/2017
Francis Ponge, Prose ou poésie
Prose ou poésie
Bien sûr j'ai lu les Poèmes en prose de Baudelaire et les proses de Mallarmé dans Divagations : sont-ce des poèmes en prose ? Cette antinomie entre poésie et prose est un non-sens. [...] J'aime Connaissance de l'Est de Claudel, mais non pas Les Nourritures terrestres de Gide, un livre que l'on peut appeler de prose poétique. Le fait qu'il n'y a plus de règles fixes de prosodie, proésie, signifie qu'il est impossible de classer intelligemment des proses comme poèmes et d'autres non. Une des premières anthologies de poèmes en prose d'après-guerre s'achève, je pense, sur moi. [...] L'anthologie commençait avec Parny au XVIIIe siècle. Ensuite venaient Aloysius Bertrand, Michaux, moi-même. Mais mes textes critiques, mes textes sur les peintres par exemple, sont tout aussi difficiles, souvent plus difficiles, à écrire que ceux considérés comme poétiques. Je ne fais pas de différence. Mes audaces et mes scrupules sont les mêmes, quelque genre que vous assigniez au texte. Mon premier recueil, publié en 1926, s'intitulait Douze petits écrits et s'ouvre avec trois ou quatre po... choses que l'on peut considérer comme des poèmes, si cela vous plaît.
Francis Ponge, "entretien avec Anthony Rudolf", 4 mai 1971, Modern poetry in Translation, n°21, juillet 1974, dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, traduction de l'anglais par Bernard Beugnot, p. 1409.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : francis ponge, prose ou poésie, genre, anthologie | Facebook |
01/05/2015
Francis Ponge, Douze petits écrits
Le patient ouvrier
Des camions grossiers ébranlent la vitre sale du petit jour.
Mal assis, Fabre, à l’estaminet, bouge sous la table des souliers crottés la veille. L’acier de son couteau, attaqué par la pomme de terre bouillie, il le frotte avec un morceau de pain, qu’il mange ensuite. Il boit un vin dont la saveur affreuse hérisse les papilles de la bouche, puis le paye au patron qui a trinqué.
À sept heures ce quartier a l’air d’une cour de service. Il pleut.
Fabre pense à son wagonnet qui a passé la nuit dehors, renversé près d’un tas de sable, et qu’il relèvera brutalement, grinçant, décoloré, dans le brouillard, pour d’autres charges.
Lui est encore là, à l’abri, avec, dans une poche de sa vareuse, un carnet, un gros crayon, et le papier de la caisse des retraites.
Francis Ponge, Douze petits écrits, dans Œuvres complètes I, sous la direction de Bernard Beugnot, Pléiade / Gallimard, 1999, p. 8.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : francis ponge, douze petits écrits, le patient ouvrier, vin, travail, sable | Facebook |
06/10/2013
Philippe Jaccottet, Taches de soleil ou d'ombre,
1976
À Paris, visite à Francis Ponge. J'arrive rue Lhomond à midi, un peu en avance. On refait la façade ; l'escalier est très délabré. Odette m'ouvre ; elle a les cheveux gris, mais son visage est toujours aussi beau, sa taille aussi fine et droite. Francis sort de sa chambre en maillot de corps ; il me semble un peu plus petit qu'autrefois, un peu plus frêle surtout (il a soixante-dix-sept ans) ; mais le visage peu changé. Il passe ses bretelles et une chemise devant moi, tandis qu'Odette tient absolument à faire son lit contre son gré.
Comme tant d'autres fois, il y a plus de vingt ans, je passe l'après-midi dans le bureau. Après qu'il m'a parlé de ma mère et de la mort de son père, assez vite, tous ses propos vont revenir à lui, en particulier à ses difficultés avec Gallimard. La tête bientôt me fait mal et je ne suis pas sans effort ce long monologue, que conclura la lecture de quelques pages sur le vent, qui ne me convainquent pas complètement. C'est un homme blessé. (Sa riposte aux attaques de ses anciens admirateurs, Pleynet hier, Prigent aujourd'hui, a retrouvé la violence des batailles entre surréalistes.) Il réaffirme son gaullisme, se proclame même plus ultra que Michel Debré. Ce qui se passe dans le monde l'écœure : il m'avoue même qu'il sera heureux de quitter un monde aussi atroce. Quand il évoque de récents rapts d'enfants, je le surprends au bord des larmes.
Il se montre très dur à l'égard de Perse, à peine moins pour Char. Grand éloge, en revanche, de Maldiney (qui, évidemment, ne saurait lui faire de l'ombre).
(11 février)
Philippe Jaccottet, Taches de soleil ou d'ombre, Le Bruit du temps, 2013, p. 110-111.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe jaccottet, taches de soleil ou d'ombre, journal, francis ponge, vieillesse | Facebook |
17/11/2012
Francis Ponge, Prose ou poésie
Prose ou poésie
Bien sûr j'ai lu les Poèmes en prose de Baudelaire et les proses de Mallarmé dans Divagations : sont-ce des poèmes en prose ? Cette antinomie entre poésie et prose est un non-sens. [...] J'aime Connaissance de l'Est de Claudel, mais non pas Les Nourritures terrestres de Gide, un livre que l'on peut appeler de prose poétique. Le fait qu'il n'y a plus de règles fixes de prosodie, proésie, signifie qu'il est impossible de classer intelligemment des proses comme poèmes et d'autres non. Une des premières anthologies de poèmes en prose d'après-guerre s'achève, je pense, sur moi. [...] L'anthologie commençait avec Parny au XVIIIe siècle. Ensuite venaient Aloysius Bertrand, Michaux, moi-même. Mais mes textes critiques, mes textes sur les peintres par exemple, sont tout aussi difficiles, souvent plus difficiles, à écrire que ceux considérés comme poétiques. Je ne fais pas de différence. Mes audaces et mes scrupules sont les mêmes, quelque genre que vous assigniez au texte. Mon premier recueil, publié en 1926, s'intitulait Douze petits écrits et s'ouvre avec trois ou quatre po... choses que l'on peut considérer comme des poèmes, si cela vous plaît.
Francis Ponge, "entretien avec Anthony Rudolf", 4 mai 1971, Modern poetry in Translation, n°21, juillet 1974, dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, traduction de l'anglais par Bernard Beugnot, p. 1409.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : francis ponge, prose ou poésie | Facebook |
28/10/2012
Francis Ponge, Dans l'atelier du « Nouveau Recueil »,
Souvenirs d'Avignon
Notre île cahote comme une marmite ;
Vagues et rochers font autour des bouillons gris.
La pluie. D'accord nous sommes à terre.
Éclair. L'Oiseau passe près du phare.
Nos vaisseaux brûlent.
*
À cloche-tinte la souris boit
La rampe de bois n'est pas sûre
Un ongle y racle de la cire
Deux chaussures ne sont pas loin
Toute la province d'ailleurs se révolte
Dans toutes les charrettes sur les chemins
Se tiennent de futurs guillotinés en chemise
Les bras croisés derrière le dos
À demain. À demain sonnent les cloches
Grand Branle-bas. Je n'y serai plus
Je serai au contraire très loin
Toutes vos voitures de foin déchargées
Vieux réseau, tu passes à niveau sur les routes
Raison de plus pour l'hirondelle
Qu'on me verse le café chez le garde-barrière
Si j'y passe c'est perpendiculairement
*
[...]
Francis Ponge, Dans l'atelier du « Nouveau Recueil », dans
Œuvres complètes, II, édition publiée sous la direction de Bernard Beugnot, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 349-350.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : francis ponge, dans l'atelier du « nouveau recueil », souvenirs d'avignon | Facebook |