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14/12/2015

Louis Wolfson, Le Schizo et les langues

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   La mère de l’étudiant schizophrénique avait l’habitude de griffonner d’une grande écriture un petit nombre de mots sur toute une feuille de papier pour se souvenir de n’importe quoi et de la fixer ensuite pour qu’elle lui soit bien perceptible : par exemple, à un mur ou à une porte de placard ou d’armoire ; tout cela comme si elle ne pouvait guère se souvenir de rien, et même elle disait souvent, comme à part elle, qu’elle ne pouvait guère se souvenir de rien car son esprit était si rempli de troubles. Bien qu’elle dit cela d’habitude en yiddish, en employant pour troubles un mot emprunté à l’hébreu, son fils aliéné trouvait toujours agaçante cette déclaration sombre.

   D’ailleurs, elle laissait des notes dans le vestibule avertissant n’importe qui de ne pas sonner (car elle serait sortie entre telle et telle heure), comme si elle ne voulait pas qu’on dérangeât son fils schizophrénique, seul à la maison, ou comme si elle craignait qu’il n’ouvrît la porte d’entrée, ce que, du reste, il ne ferait guère, ayant entre autres choses, une telle répugnance à l’idiome de la plupart de ses concitoyens. Ou elle utiliserait, presque en entier, une feuille de papier pour écrire un seul numéro de téléphone.

   Par conséquent, elle achetait fréquemment des blocs de papier, mais pas assez fréquemment selon son fils schizophrénique. Étant de retour après avoir acheté au coin un nouveau bloc, elle ne prenait le plus souvent qu’une moitié pour elle-même et alors, en bonne mère, elle en offrait à son fils l’autre moitié, la plus forte, quoiqu’en lui demandant en anglais et d’une voix haute et perçante : « Veux-tu un bloc de papier ? » Il pensait, il se sentait à peu près certain qu’elle eût très bien su qu’il se fâcherait presque à coup sûr à cause de cette question si elle était posée en anglais ; et de plus, sa voix semblait au jeune homme aliéné exprimer un quelque chose de taquinant, ce qui ajoutait beaucoup à la détresse causée à lui par cette question.

 

Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, préface de Gilles Deleuze, Bibliothèque de l’inconscient, Gallimard, 1970, p. 164-165.

07/09/2011

Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation

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                                          Peinture et sensation

 

Il y a deux manières de dépasser la figuration (c’est-à-dire à la fois l’illustratif et le narratif) : ou bien vers la forme abstraite, ou bien vers la Figure. Cette voie de la Figure, Cézanne lui donne un nom simple : la sensation. La Figure, c’est la forme sensible rapportée à la sensation ; elle agit immédiatement sur le système nerveux, qui est de la chair. Tandis que la forme abstraite s’adresse au cerveau, agir par l’intermédiaire du cerveau, plus proche de l’os. Certes Cézanne n’a pas inventé cette voie de la sensation dans la peinture. Mais il lui a donné un statut sans précédent. La sensation, c’est le contraire du facile et du tout fait, du cliché, mais aussi du « sensationnel », du spontané, etc. La sensation a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le mouvement vital, « l’instinct », le « tempérament », tout un vocabulaire commun au Naturalisme et à Cézanne), et une face tournée vers l’objet (« le fait », le lieu, l’événement) Ou plutôt elle n’a pas de face du tout, elle est les deux choses indissolublement, elle est être-au-monde, comme disent les phénoménologues : à le fois je deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l’un par l’autre, l’un dans l’autre. Et à la limite, c’est le même corps qui la donne et qui la reçoit, qui est à la fis objet et sujet. Moi spectateur, je n’éprouve la sensation qu’en entrant dans le tableau, en accédant à l’unité du sentant et du senti. La leçon de Cézanne au-delà des impressionnistes : ce n’est pas le jeu « libre » ou désincarné de la lumière et de la couleur (impressions) que la Sensation est, au contraire c’est dans le corps, fut-ce dans le corps d’une pomme. La couleur est dans le corps, la sensation est dans le corps, et non dans les airs. La sensation, c’est ce qui est peint. Ce qui est peint dans le tableau, c’est le corps, non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation (ce que Lawrence, parlant de Cézanne, appelait l’ « être pommesque de la pomme »).

 

Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, I, éditions de la différence, 1981, p. 27.