24/04/2012
Sylvia Plath, Arbres d'hiver, précédé de La Traversée
Appréhensions
Il y a ce mur blanc, au-dessus duquel le ciel se crée —
Infini, vert, totalement intouchable.
Les anges y nagent, et les étoiles, dans l'indifférence aussi.
Ils sont mon milieu.
Le soleil se dissout sur ce mur, il saigne ses lumières.
Un mur gris maintenant, griffé, ensanglanté.
N'y a-t-il aucune issue hors de l'esprit ?
Dans mon dos des marches descendent en spirale au fond d'un puits;
Il n'y a pas d'arbres ni d'oiseaux en ce monde,
Il n'y a qu'une aigreur.
Ce mur rouge se crispe continuellement :
Un poing rouge qui s'ouvre et se ferme,
Deux sacs gris, parcheminés —
C'est de cela que je suis faite, cela et une terreur
D'être emportée dans un lit roulant sous des croix et une plume
de pietà.
Sur un mur noir, des oiseaux non identifiables
Font pivoter leur tête et crient.
Il n'est pas question d'immortalité parmi ceux-là !
Un vide glacé vient à notre rencontre :
Il nous rejoindra vite.
There is this white hall, above which the sky creates itself —
Infinite, green, utterly untouchable.
Angels swim in it, and the stars, in indifference also.
There are my medium.
The sun dissolves on this wall, bleeding its lights.
A grey wall now, clawed and bloody.
Is there no way out of the mind ?
Steps at my back spiral into a well.
There are no trée orbirds in this world
There is only a sourness.
This red wall winces continually :
A red fist, opening and closing,
Two grey, papery bags —
This what I am made of, this and a terror
Of being wheeld off under crsses and a rain of pietas.
On a black wall, unindentifiable birds
Swivel their heads and cry.
There is no talk of immortality among them !
Cold blanks approach us :
They move in a hurry.
Sylvia Plath, Arbres d'hiver, traduit par Françoise Morvan, précédé de La Traversée, traduit par Valérie Rouzeau, présentation de Sylvie Doizelet, édition bilingue, Poésie / Gallimard, 1999, p. 147 et 149, 146 et 148.
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04/03/2012
Valérie Rouzeau, Vrouz
Bonne qu'à ça ou rien
Je ne sais pas nager pas danser pas conduire
De voiture même petite
Pas coudre pas compter pas me battre pas baiser
Je ne sais pas non plus manger ni cuisiner
(Vais me faire cuire un œuf)
Quant à boire c'est déboires
Mourir impossible présentement
Incapable de jouer ni flûte ni violon dingue
De me coiffer pétard de revendre la mèche
De converser longtemps
De poireauter beaucoup d'attendre un seul enfant
Pas fichue d'interrompre la rumeur qui se prend
Dans mes feuilles de saison.
*
Aussi je est un hôte d'on ne sait qui ni quoi
Mystère en bout de course comme à la balançoire
La vie assujettit drôlement ses invités
Alors je vante le vent par ma lucarne ouverte
Et je ne confonds pas auspices avec hospices
Rouzeau avec réseau dentiste avec temps triste
Pater avec par terre pleure avec meurs meurs meurs
Tu pisseras moins moins moins
Mon poème ne compte pas davantage
Que la conversation bruyante de mon prochain
M'empêchant de poursuivre par ici sauf
À fermer ma lucarne ou la repeindre en bleu
Appeler ma prochaine
Ou m'écrier au feu
Valérie Rouzeau, Vrouz, La Table Ronde, mars 2012, p. 11, 140.
© Photo Tristan Hordé
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08/02/2012
Valérie Rouzeau, Pas revoir, suivi de Neige rien ; lecture du livre
Père
Le bouquet de fleurir fait beau sur le frigo
Ça s'ouvre et se ferme s'ouvre et se ferme
La famille est beaucoup mais le père trop malade
La famille prend de glace passe repasse font vite
Tombe pétale tic
Tombe pétale tac
Tombe pétale tombe à chaque han du frigo
Valérie Rouzeau, Neige rien, dans Pas revoir, suivi de Neige rien, "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, p. 100.
Ça fait deux facile mon père et moi facile.
Je compte sur lui pour tomber d'accord avec moi.
Des nuages nous passent au-dessus, des crapauds chantent au loin leur chant bien plus beau qu'eux.
Mon père ne dit mot nous sommes tous les deux mais je suis la seule à avoir le vent dans les cheveux et lui est le seul à ne pas ouvrir les yeux.
Et je lui montre du doigt d'où vient le chant vachement gonflé des crapauds mais il connaît la fable.
Des nuages nous passent au-dessus le temps, à moi surtout qui les compte tant.
Mon père ne dit rien nous sommes différents mon père et moi là sommes deux en plan.
Valérie Rouzeau, Pas revoir, dans Pas revoir, suivi de Neige rien, "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, p. 43.
Lecture
Il faut saluer les rares éditeurs qui reprennent en poche, à un prix modique, pas seulement des auteurs passés aujourd'hui dans le domaine public mais des livres de poètes contemporains. Pas revoir avait été publié en 1999, par Le Dé bleu (mais Louis Dubost, son animateur, a pris sa retraite) et Neige rien en 2000 par les toujours actives éditions Unes.
Quand on lit les deux titres, de tonalité différente, on pense parfois à Queneau, ou à Max Jacob, ou à Desnos — mais non, ce n'est pas cela ! Ce sont des poètes appréciés de Valérie Rouzeau, et il y en a bien d'autres, cela ne fait pas de doute, mais sa voix est autre. Ce qu'écrit André Velter dans sa préface : « Une voix vraiment nouvelle, qui ne ressemble à aucune autre. Une voix qui se reconnaît d'un signe, d'un souffle, et que l'on capte à jamais, à toujours ».
Pas revoir, ce sont des poèmes rassemblés autour d'une vie, celle du père, de sa maladie, de sa façon de vivre avec les autres, de sa disparition, et en même temps les mots maintiennent quelque chose de ce qu'il fut. La mort emporte tout ce qui était le quotidien, que l'on ne remarquait même pas, ces mille moments sans relief particulier quand ils ont été vécus et dont l'absence fait percevoir l'importance :
Nous n'irons plus aux champignons le brouillard a tout mangé les chèvres blanches et nos paniers.
Nous n'irons pas non plus dans les cités qui sont des baleines grises très bien organisées où nos cœurs se perdraient.
Ni au cinéma ni au cirque, ni au café-concert ni aux courses cyclistes.
Nous n'irons pas nous n'irons plus pas plus que nous n'irons que nous ne rirons pas que nous ne rirons plus que nous ne rirons ronds.
Retenir, quand on sait que la fin est proche, la forme du visage, la « belle tête dure», à l'hôpital « les cheveux collés », des gestes de tendresse, « main donnée à maman », la voix :
Toi ta petite voix que couvre celle des chèvres en balaaade toi malaaade disant à maman mot secrets mots infimes de tendresse grande et comme elle belle.
La mort proche, on en parle, chacun sait qu'elle vient, « même le canari savait », et comment vivre l'après ? « Ça va quand on demande moi je dis bien surtout s'il y a du monde je prends sur moi très bien. » L'écriture rassemble, avec justesse, des fragments d'une relation, permet de fixer les souvenirs pour que tout ne parte pas à vau-l'eau, mais le vide, le "jamais plus" ne peut être dit : « Ça rime à rien ta mort intérieurement pauvre chant ». Mais non, comme l'écrit André Velter, Pas revoir n'est pas une manière de « pactiser avec l'habituel et indigne discours du deuil ». Ici, comme dans Neige rien, la langue est prise dans sa matérialité, pour que soit dit ce qui l'est bien rarement dans la poésie, les jours gris à côté des matins ensoleillés, les moments de la vie sans bruit, de la douleur dont on n'a pas grand-chose à dire, qui est d'abord à supporter.
Neige rien est différent et proche ; le livre explore avec allégresse, en brefs poèmes, des moments du quotidien résumés par le sous-titre "Debout, assis, couché", complété pour la première partie par "(Portraits de majeurs, plus chien)" et pour la seconde par "(Portraits de mineurs, plus chouette)" — l'ajout "plus" peut se lire de deux manières : la double lecture est de mise comme le suggère le vers d'ouverture du recueil, « Écoute si c'est comme est dit ». On comprend ce qu'est cette « voix nouvelle » quand on suit « ce que le poète a fait à la langue qui ne se fait pas »1. La phrase se défait et l'on perd souvent quelques instants ses repères, non pas pour "jouer avec la langue" — c'est à la portée de beaucoup — mais pour que se réorganise le sens et que s'entende le pas dit. Ainsi quand un mot en entraîne un autre et qu'est utilisée l'homonymie :
À l'étroit les trois huit
Virés salaires de rien
Micheline Michelin
Padradis pour demain
Une fois la langue forcée pour dire la violence, la seconde strophe peut sembler suivre la norme, mais le second vers a déjà été entendu :
Allez toi va t'en vite
Virée ç'a l'air de rien
Micheline Michelin
On te remercie bien
Neige rien (la neige est présente dans tous les livres de Valérie Rouzeau — quelle nostalgie ?), c'est aussi N'ai-je rien, comme pourrait le dire l'enfant : « Zéro présent ensemble vide / Et neige rien » ou plus loin : « L'enfant bon dos cadeau ceinture ». La syntaxe ( « le saint axe ») est souvent touchée — avec parfois suppression de l'article, de la préposition ou du pronom personnel, par exemple — non pour "imiter" l'oral (jeu stérile), mais parce que c'est un moyen parmi d'autres d'exploiter les ressources de la langue. Parmi d'autres : l'homonymie (Les flaches télévisées ; sais / pour toujours), l'à-peu près (des récites à sillons ; Meuh-cieux Mad-âme au premier vers qui deviennent au dernier Cieux d'âme) ; etc : on passera encore des animaux familiaux aux bègues bégonias et à des usages efficaces de la rime (« Rien entre elle et ciel loque / Direct à terre dans sa flaque ») La traductrice de l'anglais qu'est Valérie Rouzeau ne se prive pas non plus de passer d'une langue à l'autre : « Ouate dou mon dieu ici / Au bout du fil mais si / We may see mai comme après avril [...] ».
L'exploration du code commun n'est pas neutre, on l'a dit. Elle permet de dire la violence du quotidien, celle des rapports sociaux, elle invite aussi à questionner l'usage de la langue par chacun et à comprendre comment elle est utilisée pour dissimuler une partie du réel. Tout cela, il faut y insister, avec une maîtrise parfaite de la métrique — on se surprend à lire un poème en vers de 10/11 syllabes, un autre de 8/9 syllabes — , et une « phrase musicale » (André Velter) que la lecture à voix haute donne immédiatement à entendre.
Valérie Rouzeau, Pas revoir, suivi de Neige rien, préface d'André Velter, collection "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, 7 €.
© Photo Tristan Hordé.
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12/12/2011
Valérie Rouzeau, Va où
Me règle un peu mes comptes ici sur le papier couche ma vie séparée ma vie mirabelle et ma joie capitale allonge enfin mon tout
Que me coule douce la Seine j'y ai laissé ma main je n'en ai plus besoin c'était un coquillage
C'était toute pour des prunes
La main qui fait rougir fallait que l'écrevisse
J'ai noyé le chagrin et la gaieté me dure j'ai craché les noyaux
Ça ne me valait rien cette eau grise qui déchante je lui ai fait un lit
Et maintenant je ris ici au bord je sèche
Des pages pour ne pas vivre idiote pour m'entraîner au testament et en même temps purger ma peine
Pour aimer frères et sœurs humains réparer toute ma méchanceté
Trouver si le silence est d'or avant qu'il devienne de la boue
La mort ne fait pas mal qu'à l'âme si vous restez assis longtemps sur le marbre d'un disparu cher
Autant de pensées de jetées dans le vague d'un rêve éveillé
Un songe à répéter encore ni folle ni sage et ni françoise
Voilà pour m'apprendre à la fin pour m'exercer au jour le jour au soleil et au jour sans jour
Valérie Rouzeau, Va où, Le temps qu'il fait, 2002, p. 48 et 73.
© Photo Chantal Tanet
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22/08/2011
Sylvia Plath, Ariel (traduction Valérie Rouzeau)
Mort & Cie
Deux, bien sûr, ils sont deux.
Ça paraît tout à fait évident maintenant —
Il y a celui qui ne lève jamais la tête,
L’œil comme une œuvre de Blake,
Et affiche
Les taches de naissance qui sont sa marque de fabrique —
La cicatrice d’eau bouillante,
Le nu
Vert-de-gris du condor.
Je suis un morceau de viande rouge. Son bec
Claque à côté : ce n’est pas cette fois qu’il m’aura.
Il me dit que je ne sais pas photographier.
Il me dit que les bébés sont tellement
Mignons à voir dans leur glacière
D’hôpital : une simple
Collerette,
Et leur habit funèbre
Aux cannelures helléniques,
Et leurs deux petits pieds.
Il ne sourit pas, il ne fume pas.
L’autre si,
Avec sa longue chevelure trompeuse.
Salaud
Qui masturbe un rayon lumineux,
Qui veut qu’on l’aime à tout prix.
Je ne bronche pas.
Le givre crée une fleur,
La rosée une étoile,
La cloche funèbre,
La cloche funèbre.
Quelqu’un quelque part est foutu.
Sylvia Plath, Ariel, présentation et traduction de Valérie Rouzeau, Poésie / Gallimard, 2011, p. 45-46.
Death & CO.
Two, of course they are two.
It seems perfectly natural now —
The one who never looks up, whose eyes are lidded
And balled, like Blake’s,
Who exhibits
The birthmarks that are his trademark —
The scald scar of water,
The nude
Verdigris of the condor.
I am red meat. His beak
Claps sidewise : I am not his yet.
He tells me how badly I photograph
He tells me how sweet
The babies look in their hospital
Icebox, a simple
Frill at the neck,
Then the flutings of their Ionian
Death-gowns,
Then two little feet.
He does not smile or smoke.
The other does that,
His hair long and plausive.
Bastard
Masturbating a glitter,
He wants to be loved.
I do not stir,
The frost makes a flower,
The dew makes a star,
The dead bell,
The dead bell.
Somebody’s done for.
Sylvia Plath, Ariel, Faber and Faber, London, 1988 [1965 by Ted Hughes], p. 38-39.
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