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Philippe Raymond-Thimonga, Brusquement, sans prudence
Gueux. Vagabonds. Chemineaux. S.D.F.
Voici longtemps que le sans-abri de longue durée ne peut plus se voir, qu'il ne peut plus nous voir, et d'ailleurs qu'il ne peut plus voir avant de ne plus être vu.
Il est exilé.
Il s'est déporté : hors de la vue.
Ni voyant ni vu, dispensé de visage mais transportant un faciès au cœur de la ville voici longtemps que le sans-abri te regarde sans existence.
*
Rouge livide et crocheté
Souvent devant les toiles de Francis Bacon nous sommes saisis par un écart entre la permanence de la peinture (grand art de la composition, la lumière, les couleurs) et la disparition de ce qu'hier encore on appelait un visage.
Quand sur la toile ne reste pas même les traces d'un visage mais du faciès : ce qui en toi depuis toujours est tourné vers l'animal (mufle... groin... gueule...) et qui demeure là
devant toi suspendu, crocheté dans la chair impassible des couleurs ... aveugle dans le vide
tête décapitée de son âme
*
La réalité est un lieu commun.
La réalité est ce lieu commun qu'une moyenne d'hommes tient pour la région naturelle du vrai.
Philippe Raymond-Thimonga, Brusquement, sans prudence, L'Harmattan, 2013, p. 41 et 70-71.
07/10/2013 | Lien permanent
Raymond Queneau, Courir les rues
Traduit du latin
Il avaitdu bois de chêne et trois lames de bronze autour du cœur
celui qui le premier osa mettre un pied devant l'autre
traverser la chaussée de l'avenue de l'Opéra vers six heures
affrontant les milliers de ouatures se frottant mutuellement le râble
et se glissant entre rostres d'acier et leurs abdomens de métal
pour aller d'un trottoir relativement abrité vers un jumeau incertain
cependant que le tonnerre des impatients retentit jusqu'aux étages
[supérieurs
emportant avec lui les fumées tétraplombées des pots expectorateurs
il avait du bois de chêne et trois lames, autour du cœur, de bronze
celui qui le premier osa traverser une rue sur le coup de dix-huit
[heures onze
Une révolution culturelle
Les restaurants chinois se multiplient
d'une croissance exponentielle
pas de doute le péril
jaune en gastronomie
le tigre de papier et le nid d'hirondelle
détrônent le steak sur le gril
Encore le péril jaune
Dans le bus des touri-
tes chi-
nois ri-
ent avec autant de vulgari-
té
que des Français
Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard, 1967, p. 179, 137, 142.
05/06/2014 | Lien permanent
Raymond Queneau, Battre la campagne
Le rat des villes et les rats des champs
Un rat des villes
s'en vint aux champs
se mettre au vert
chez ses parents
de pauvres petits paysans
ils entassaient pour leur vieil âge
des grammes et des grammes de gruyère
qu'un gros matou du voisinage
venait dévorer voracement
et les pauvres petits paysans
accumulant accumulant
ne faisaient que nourrir ce vilain personnage
et il ne leur resterait rien pour leur vieil âge
le rat des villes s'étonnait
de ce curieux système de sécurité
socialo
puis il se fit une raison
mangea lui aussi du gruyère
et passa d'agréables vacances
dans un joli coin de la douce France
du côté de la frontière suisse
Aller en ville un jour de pluie
On piétine la boue
en attendant l e car
le car est en retard
la colère qui bout
enfin voici le car
il fait gicler la boue
on voyage debout
le car est en retard
ça sent le drap mouillé
la sueur qui s'évapore
sur les vitres la buée
Ce moyen de transport
nous amène à la ville
on s'y fait insulter
des agents pas civils
nous y mépriseraient
si farauds du terroir
on leur un peu matchait
sur leurs vastes panards
en allant au marché
les garçons de café
nous servent peu aimables
ils n'ont pas de respect
pour la terre labourable
la journée est finie
on rentre par le car
la boue toujours jaillit
pressée par les chauffards
voici notre village
voici notre maison
il pleut il pleut bergère
rentre tes bleus moutons
Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard, 1967, p. 62,
06/06/2014 | Lien permanent
Raymond Queneau, Fendre les flots
L'ouïe fine
Les poissons parlent quel charivari
on ouvre les ouïes pour entendre
leurs discours océaniens
on n'entend rien
il faut avoir l'oreille maritime
pour percevoir ce que ces vertébrés expriment
sinon l'on n'entend rien
que le cri des mouettes
la sirène d'un navire le ressac
et les galets roulés
L'air de la mer
Quel être jette ainsi son haleine fétide
on croyait respirer voilà que cette odeur
s'enfle emplissant l'azur de son gaz homicide
répandant en tout lieu son immense puanteur
Quel monde peut ainsi congestionner les plaines
sur la terre et dans l'eau déversant son venin
éteignoir des parfums massacrant la verveine
la rose l'origan l'encens et le benjoin
Lorsque l'on aperçoit ces ombres méphitiques
qui viennent menacer l'air pur atmosphérique
que faire sinon fuir vers les larges lointains
et marcher d'un bon pas vers les rives humides
où les sels bienfaiteurs d'abord un peu timides
finissent par briser le monde du purin
Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard, 1969,
p. 49, 94.
07/06/2014 | Lien permanent
Raymond Queneau, Chansons,
Chansons
I
Il y a des gens qui s' cass'nt la tête
Parc' qu'ils voudraient gagner d'l'argent
Beaucoup d'argent
Ils cherch'nt partout des recettes
Pour dev'nir rich's immédiatement
Et copieusement
Ou bien ils travaill'nt tout' leur vie
Ou bien ils préfèr'nt êt' bandits
De grand chemin
Tout ça c'est bien trop compliqué :
Pour êtr' célèbre et honoré
Y a qu'un moyen
Faites comme moi
Dev'nez champion
C'est si facile
Et c'est si bon
Ah quel plaisir d'être champion
On n'a qu'à se mettr' sur les rangs
Pour écraser les concurrents
Ah quel bonheur d'être champion
Même un champion de trottinette
Tout l'monde accourt pour lui fair' fête
Ah quelle joie d'être un champion
C'est si facile et c'est si bon.
*
Une vie sans toi
Une vie sans toi
Qu'est-ce que ça veut dire ?
Ça veut dir' la pluie
Tout au long des mois
Ça veut dir' l'ennui
Ça veut dir' le pire
Ça veut dir' tout ça
Et encore tout ça
Ça veut dir' la neige
Au mois de juillet
Ça veut dir' la fleur
Mourant sur la branche
Ça veut dire l'oiseau
Crevant en plein ciel
Ça veut dir' tout ça
Et encore tout ça
Ça veut dir' tout ça
Ne pas te revoir
Si jamais la vie
Voulait t'éloigner
À toujours de moi
Comme serait gris
Comme serait noir
Un monde sans toi
Raymond Queneau, Chansons, dans Œuvres
complètes, I, édition établie par Claude
Debon, Pléiade / Gallimard,1989, p. 972 et 969.
22/02/2014 | Lien permanent
Raymond Queneau, Battre la campagne
Avec le temps
Avec le temps le toit croule
avec le temps la tour verdit
avec le temps le taon vieillit
avec le temps le tank rouille
avec le temps l’eau mobile
et si frêle mais s’obstinant
rend la pierre plus docile
que le sable entre les dents
avec le temps les montagnes
rentrent coucher dans leur lit
avec le temps les campagnes
deviendront villes et celles-ci
retournent à leur forme première
les ruines même ayant leur fin
s’en vont rejoindre en leur déclin
le tank le toit la tour la pierre
Poussière
Derrière les semelles
vole la poussière
à condition de ne pas battre
l’asphalte des routes goudronnées
dans cette poussière il y a
de quoi rêver
du pollen des fleurs décédées
de la bouse de vache séchée
des éclats amenuisés
de silex ou de calcaire
du bois très très émietté
des feuilles pulvérisées
quelques insectes écrasés
des œufs de bêtes innomées
et tout ça vole vole vole
lorsque c’est un peu remué
et tout ça vole vole vole
vers telle ou telle destinée
projeté à coups de souliers
sur le chemin mal empierré
qui conduit au cimetière
Les pauvres gens
un champ d’un are
un litre de vin
un stère de bois
un hecto de pain
une lampe d’un watt
un mètre de toit
un centime dans la poche
des années d’existence
Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard, 1968, p. 45, 132 et 182.
.
12/07/2011 | Lien permanent
Raymond Queneau, Fendre les flots
Quel est ton nom ?
Quel est ton nom ?
— Mon nom est naufrage
mon nom découpe l’horizon
seul, seul un mât surnage
survivrai-je à cet orphéon ?
L’ouragan étend ses trompettes
la mer multiplie ses trempettes
survivrai-je à ce rigodon ?
tout se tait puis tout se calme
la constance me tend sa palme
merci ! encore un effort
pour trouver quelque dictame
dans la perspective d’un port
Un chemin d’eau
Mon avenir est-il sur l’eau
souventes fois me le demande
Où est-il le temps des limandes
où nageant comme un serpentin
je traçais à travers les ondes
mon petit tout petit chemin
mais le crauleur s’est assagi
en restant sur la terre ferme
marcher sur l’eau est difficile
prendre le bateau bien banal
l’Océan dans mon esprit
engendre ici ces poésies
Je marche le long du canal
en regardant les chalands lents
poursuivre leur chemin fatal
vers le port de débarquement
Raymond Queneau, Fendre les flots,
Gallimard, 1969, p. 57 et 170.
17/04/2015 | Lien permanent
Raymond Queneau, Battre la campagne
Le repos du berger
Y a-t-il un obstacle
à la poursuite du vent ?
Y a-t-il obstruction
à ce que volent les mots ?
Y aura-t-il empêchements
à la pose des inscriptions ?
le vieillard berger sonore
hurle et crie dans la vallée
que l’écho redise encore
les injures ondulées
en a-t-il donc à la pierre ?
aux arbres ? aux rus ? aux serpents ?
aux sucs de la bonne terre ?
aux herbes tout envahissant
mais ce ne sont plus des injures
car le vent en les emportant
les sasse et les voilà pures
les phonèmes du dément
les mots caressent donc la pierre
les arbres les rus les serpents
les sucs de la bonne terre
les herbes tout envahissant
et le berger devenu sourd
à sa propre injustice
s’étend pour enfin dormir
dans le silence enfin complice
Raymond Queneau, Battre la campagne,
Gallimard, 1965, p . 140-141.
29/08/2016 | Lien permanent
Raymond Queneau, Courir les rues
Zoo familier
Chats pigeons chevaux perruches
quelques moustiques quelques mouches
les ânes les chèvres les poneys
des champs de Mars ou Élysées
des singes et des perroquets
parfois même des araignées
chiens de race ou simples roquets
dans leurs vases des poissons rouges
dans leurs toisons les pauvres pous [sic]
raee qui tend à disparaître
les cancrelats et les punaises
les merles les corbeaux les pies
les très peu nombreux ouistitis
les mulots les rats les souris
le perce-oreille issant du fruit
mille-pattes et charançons
sur les faces des comédons
les urus dans les mots croisés
quelques vers dans les framboises
de rares aigles
dans sa cage chante un serin
et puis des humains
et puis des humains
Raymond Queneau, Courir les rues,
Gallimard, 1967, p. 110-111.
30/08/2016 | Lien permanent
Raymond Queneau, Fendre les flots
La sirène éliminable
Je ne sais qui chantonne à l’ombre du balcon
c’est un chant de sirène ou bien de vieux croûton
il faudra que j’y aille afin de voir si je
me suis trompé ou bien si j’ai mis dans le mille
si c’est un vieux croûton je le pousse du pied
doucement dans le ruisseau pour qu’il vogue et qu’il
aille vers la mer où il sera libéré
des balais éboueux des tracas de la ville
si c’est une sirène alors serai surpris
je lui dirai madame un tel chant m’exaspère
vous avez une voix qui ne me charme guère
elle me répond : monsieur j’ai eu un prix
au conservatoire autrefois dans ma jeunesse
donnez au moins l’aumône au titre de noblesse
Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,
1969, p. 98.
31/08/2016 | Lien permanent