Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

01/08/2012

Claude Dourguin, La Peinture et le lieu (recension)

Camille_Corot_Tivoli_les_jardins_de_la_villa_d'este.jpeg

      Corot, Tivoli, les jardins de la villa d'Este (1843)

 

Claude Dourguin, dans Ciels de traîne (José Corti, 2011), livre de vie, a noté mille remarques sur les "chemins et routes"(1) qu'elle a parcourus, à propos des œuvres musicales, littéraires qui l'accompagnent, des tableaux qu'elle porte en elle. Ce nouveau livre(2)est entièrement voué à la peinture : elle propose dès la première partie ("À perte de vue" — sous-titre à lire en tous sens) des réflexions sur les liens entre l'œuvre et le lieu à partir de tableaux de Patinir, Hobbema, Daubigny, Ruysdaël, etc. ; un chapitre ensuite ("Dans la lumière d'aube") est réservé à Piero della Francesca, un autre à Carpaccio, le dernier ("Le bel accord") à Corot. Le précède un ensemble, "Poésie, peinture, paysage : le don du lieu", où Claude Dourguin, toujours devant des œuvres (Francis Towne, Valenciennes, Le Lorrain, Cézanne), revisite le contenu de "poésie" en en reprenant l'un des sens en grec, celui de création. Il faut dire d'emblée que ces textes autour de la peinture ne sont guère dissociables de ses autres écrits : le regard est le même devant un tableau et un paysage, et « l'œil écoute », et l'écriture réinvente ce qui est vu — écouté, lu — passionnée toujours, rigoureuse et précise.

   Qu'est-ce que regarder un tableau ? Sans doute ne peut-on établir la même relation qu'avec un livre, repris, gardé près de soi, recopié, relu, quand le tableau est partagé, qu'il faut parfois de longs déplacements pour le voir, que la reproduction, si fidèle se prétende-t-elle, n'est qu'un très faible aide-mémoire, proportions brisées, couleurs affadies, aussi plate et décevante qu'un résumé de Don Quichotte en quatrième de couverture. Il est nécessaire, faute d'un tête à tête au moment où on le désire, de voyager pour retrouver, plus ou moins longuement chaque fois, ces « peintres qui accompagnent les jours [...], rendent la vie possible, attestent un sens plus haut de l'univers, font de ce lieu une chambre d'échos. » Tout est contenu dans ce programme, Claude Dourguin conçoit le lien à la peinture comme un rapport amoureux qui suppose la présence. C'est pourquoi, attentive à ceux chez qui les conflits sont résolus, elle s'éloigne des peintres qui cherchent à fixer quelque chose de la tension entre les êtres, de la violence du monde.

   De même que je ne peux apprendre de (avec) l'autre que ce que j'ignore, le tableau qui importe me donne à voir ce qui n'a pas été vu. De là l'extrême soin de Claude Dourguin non pas à décrire mais à restituer quelque chose d'une relation avec tel tableau — et le « Regardez » adressé au lecteur invite à partager une intimité qui ouvre « l'accès secret ». L'indifférence à la recherche de l'originalité en peinture est parallèle au refus de la violence : le "secret" gît dans les choses quotidiennes, paysages, bouteilles, fruits dans une corbeille, bords de l'eau, etc., si l'on pense que le propos du peintre (de l'écrivain) doit être de donner à voir « la beauté drue des choses ». La vigueur du monde échappe d'abord au regard et la recréer sur la toile ne consiste pas à exposer une profusion de matière. Bien au contraire : l'une des qualités de Piero della Francesca qui retient Claude Dourguin, c'est qu'il a « inventé notre monde soumis aux lois de la rigueur, du nombre et de la sensation intelligible », c'est « la présence forte, immédiate du mystère de la transparence et la sobriété des moyens. »

   Sobriété, retenue, dépouillement, soit refus du spectaculaire, c'est la condition nécessaire pour qu'apparaisse et soit compris le concret et, d'abord, ce qu'est le monde naturel, arbres et eaux. Dans sa lecture de l'œuvre de Corot, Claude Dourguin met en valeur le travail du peintre sur le motif, lors de ses séjours à Rome ; devant des lieux peints depuis la Renaissance, son originalité ne consiste pas en « la transfiguration du réel idéalisé mais [en] la rigueur de son observation, les lieux d'ici-bas donnés dans leur objectivité simple, [en] un rayonnement d'évidence, un réalisme habité ». Elle ajoute ensuite qu'il a su apporter à celui qui regarde le tableau le sentiment de « l'instant échappé au temps ». Cela, qui ne concerne pas seulement Corot pour la peinture, et peut s'appliquer aussi à la littérature, définit quelque chose de la poésie du lieu, ce qui s'exprime autrement quand Claude Dourguin écrit à propos de Cézanne — c'est « la présence avant la représentation » — ou de Claude le Lorrain — « l'ailleurs gît ici ». Ces peintres, qui appartiennent à un vaste ensemble visité dans La Peinture et le lieu, ont en commun de s'être attachés à ce qui est le plus immédiat hors la ville, les paysages, le dehors, et ils ont su en reconstruire la simplicité : « La sérénité bien des fois dispensée par les œuvres paysagistes trouve là son origine : dans cette familiarité avec le dehors et ses rythmes comme il vient, l'acceptation tranquille, tout à coup, de notre finitude. »

   Il importe d'être débarrassé des idées toutes faites sur la nature, le paysage, de sorte qu'enfin les tableaux « se chargent d'échos, prennent allure de signes à déchiffrer ». La recherche du sensible guide le regard et c'est pourquoi, devant un tableau de Carpaccio, Claude Dourguin écrit « je n'écoutais plus rien des histoires bien connues, seul me parvenait un accord de bleu-vert et d'ocre qui me laissait, dans l'ombre silencieuse, comblée. » (souligné par moi)

 

   On comprend que, pour Claude Dourguin, il est impossible de vivre sans renouveler sans cesse sa perception du monde grâce à la peinture(3), c'est pourquoi il est nécessaire de revenir, souvent, devant les mêmes œuvres, pour éprouver son regard, pour reconnaître en elles ce qui ouvre « sur l'horizon intérieur du monde » : « je rêve, regarde, me détache, reviens lire l'une ou l'autre scène ». La Peinture et le lieu n'est pas qu'un livre autour des paysagistes, à la fois une méditation sur le temps, les choses humaines qui se défont, et un chant sur le bonheur d'aimer les tableaux où l'on découvre « un monde où rien n'est désuni ».

 

Claude Dourguin, La Peinture et le lieu, éditions Isolato, 2012, 20 €.



1  Claude Dourguin, Chemins et routes, éditions Isolato, 2010.

2  Les carnets d'eucharis en ont donné des extraits dans le numéro 33 du printemps 2012.

3  La lecture des livres de Claude Dourguin me fait ajouter : grâce à la poésie, grâce à la musique, grâce aux randonnées espérées sans fin dans le Grand Nord.