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19/06/2011

Eugène Savitzkaya, entretien, poèmes

SAVITZKAYA.jpegQuand on vous lit depuis longtemps, on a l’impression d’un texte sans fin en passant d’un livre à l’autre.

 

Ce sont toujours les mêmes rêves qui agitent le sommeil, les mêmes frayeurs qui me font suer, et les éléments qui composent la formule quasi chimique du bonheur sont quasiment invariables et peu nombreux. Mes livres ne sont chaque fois que des charnières. Ils contiennent à la fois le partiel éclaircissement de préoccupations survenues dans l’un des livres précédents et le surgissement d’autres préoccupations.

 

Écrire, ce qui occupe une bonne partie de votre vie — et puis ?

Autre chose qu’écrire. De plus en plus de choses — lire, tailler les arbres fruitiers, marcher, semer, planter. Tant de choses… À tel point que je ne sais plus très bien si toutes ces activités sont assujetties à l’écriture ou le contraire. À tel point que je ne sais plus si j’écris pour rendre compte de ce que je fais ou si les autres activités ne sont pratiquées que pour amener l’eau au moulin. Une salutaire et peu confortable confusion.

 

Lire : quels sont vos points de repère ?

Mes contemporains. Beckett, Guyotat, Pinget, Stéfan, Genet, Izoard, Parant, Pérec, Cela, Leiris, Char, Ponge.

Quelques points de repère : Fable (Pinget), Paulina 1880 (Jouve), Premier amour (Beckett), Le palais des très blanches mouffettes (Arenas), Tombeau pour cinq cent mille soldats (Guyotat), Le Journal du voleur (Genet), Vie de mon frère (Stéfan), Mrs Caldwell parle à son fils (Cela), Souvenirs d’enfance (Tagore), Illuminations (Rimbaud), Office des ténèbres (Cela), N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit (Thomas), Aux chiens du soir (Stéfan), La patrie empaillée (Izoard), Notes de chevet  (Sei shônagon), Cavalerie rouge (Babel), La Révolte des Tartares (Thomas de Quincey)…, livres tous lus au bon moment.

 

Quels animaux, si présents dans vos livres… ?

D’abord j’ai toujours adoré les noms qui les désignent : hérisson, ours, tortue, loup, lion, fourmi, lapin, koala. Ils ont toujours été pour moi des fragments de terre animée, les véritables esprits du monde, innombrables et la plupart du temps invisibles.

 

... tout comme l’enfance.

C’est une mine d’images et de figures parfaites et éternelles : un dindon perché sur le toit le plus haut de la maison, mon petit frère sur le dos du jars le plus agressif, un lapin perdant ses viscères sur l’herbe du verger, les pommiers géants, etc. Figures et images qui ont une valeur d’étalon. Et une intime connaissance du pire et du meilleur.

 

Mongolie plaine sale, Plaisirs solitaires, Couleurs de boucherie,… : qu’en est-il des titres ?

C’est très difficile de donner un titre à quelque chose qui demeure toujours informe, pas vraiment achevé. Mais c’est une pratique à laquelle j’ai fini par me faire. La plupart du temps, je donne le titre après avoir clos le livre. Une façon de me détacher de ce que je viens d’écrire, de prendre une certaine distance et d’imposer en même temps au lecteur une lecture possible, tout en espérant qu’il s’en moque. J’ai une confiance aveugle dans la totale liberté du lecteur, dans son infinie fantaisie.

 

Ce texte reprend avec quelques variantes un entretien publié dans la revue Recueil, n° 20, décembre 1991 (éditions Champ Vallon). 

  

 

Souillée de lait, comme le loup avide, comme

le cygne, dépouillée, lourde comme l’eau de la mer,

le bras du boucher, la jambe de la salie,

la tête du rat, souillée, comme les pattes du héron,

le frère et la sœur, l’ogre matinal éveillant

ses poussins, pourpre et bleue, masquée, veule,

mêlée aux feuilles, aux baies, aux pépins,

petite morveuse près du limon, sur les braises,

sur les coussins brodés, dans la soie, puante,

dans le linge nouveau, brûlée, décapitée, comme

les tournesols, comme le frère et la sœur,

le garçon, le souffleur, le palmier,

à la main blanche, paume de la main froite mordue,

ventre peint, pied blessé dans le piège, dans le sac,

petit soleil de ma journée, trou, tréfonds, salie

la morte qui engloutissait, qui lapait, criant,

ouvrant œil de mercure, anus rose, au bord du gouffre,

salie de cendre, éclaboussée de plumes, tournée

vers le centre de la terre, distribuant les pestes,

perdue, jetée, déchirée, ouverte, envahie, habitée,

tombée sur les graviers.

 

Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit, 1986, p. 35.

 

Combien de porcs sous les chênes,

combien de chênes dans la forêt, quelle forêt,

qui tient la hache et par quel bout, où, où,

où, où, mon coucou ? en mon sternum entre les

seins se fiche la corne et de mon cul

coule le sang, je suis vierge et perdue,

liée à l’horloge, licorne sans tête têtue,

mon index sur les plis de ma bouche, silence,

je prends rien au fond de ma poche et je jette

rien qui retombe en crépitant sur

les feuilles mortes.

 

Eugène Savitzkaya, Cochon farci, éditions de Minuit, 1996, p. 55.