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19/07/2017

Juan Rodolfo Wilcox (1919-1978), Le stéréoscope des solitaires

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                                          La lectrice

 

   Une grosse poule occupe l’appartement ; elle est si grosse qu’elle a déjà démoli quelques portes en essayant de passer d’une pièce dans l’autre. Ce n’est pas qu’elle soit très agitée cependant : c’est une poule intellectuelle et elle passe presque tout son temps à lire. En effet, elle est conseillère de la maison d’édition x… ; l’éditeur lui envoie tous les romans qui paraissent à l’étranger et la poule les lit, patiemment, de l’œil droit, car elle ne peut pas lire avec les deux yeux à la fois : celui de gauche reste fermé sous la belle paupière gris velouté. De temps à autre, la poule marmonne quelque chose, parce que les caractères d’imprimerie sont trop petits pour elle ; ou bien elle fait clo-clo et bat des ailes, mais personne ne sait si c’est de plaisir ou d’ennui. De toute façon, quand elle n’aime pas un livre, la poule intellectuelle le mange ; la maison x envoie ensuite un inspecteur ramasser les autres — qu’elle laisse éparpillés dans toute la maison — et les publie. Cela a été, dans le passé, à l’origine de quelques méprises : des livres qu’on retrouvait derrière une armoire alors qu’ils avaient déjà été publiés par un autre éditeur, avec un succès déplorable. Malgré cela, c’est la poule la plus influente de l’industrie du livre.

   Nous ne savons comment nous en défaire : non seulement elle fait s’effondrer les portes, mais elle salit partout, et la domestique menace de s’en aller si la poule ne s’en va pas. Et cependant c’est un animal si intelligent, ses jugements sont si exacts, ses habitudes si douces : à six heures du soir, elle monte sur son divan, se juche, ferme les yeux et s’endort, sans plus déranger personne ; elle ne bouge même pas pour faire ses besoins. Le matin, à notre lever, nous la trouvons déjà dans la salle à manger en train de lire le dernier russe en Sibérie ou le dernier sud-américain. Et elle n’a jamais fait un œuf.

 

Rodolfo Wilcox, Le stéréoscope des solitaires, traduit de l’italien par André Maugé, Gallimard, 1976, p. 51-52.

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