02/07/2013
André Salmon, Créances (Les Clés ardentes — Fééries — Le Calumet)
Le poète au cabaret
À Guillaume Apollinaire
La danse des bandits et des épileptiques
S'allonge à la clarté des lampes électriques —
Tes sœurs, pâle miroir des mauvaises fortunes,
Lune, vivant péché du cadavre nocturne.
Les rêveurs excellents boivent au cabaret,
Certains, rongés d'ennuis et de remords muets,
Honnis des filles et des valets harassés,
Griffonnent d'affreux vers sur le marbre glacé.
Hurlant en orphéons des couplets déshonnêtes,
Ivres, certains croient voir sur la ville en goguette,
Pour forcer à l'extase et la Belle et la Bête,
Le gibet triomphal promis au bon poète.
Comme une courisane ourlant ses yeux de khol
Ils fardent leur génie aux flammes de l'alcool
Et, las de souffrir étant si mal payés,
Quelques-uns font des mots pour se désennuyer.
Or, je suis sans génie et je ne suis pas ivre,
L'alcool ne m'offre pas ses caresses de cuivre,
J'ai refusé la paix sans obtenir la gloire,
Je ne sais plus aimer et je ne sais plus boire.
Au moins, dormir un peu dans la bonne chaleur
Des pipes éruptant et dans la bonne odeur
Des boissons, sans songer à tout le mal qu'on fait
Au pauvre criminel ignorant du forfait.
Dormir, dormir un peu ! mais ça n'est pas possible,
On gueule ici ! Oh ! fuir aux campagnes loisibles,
Se mêler aux complots des gueux dans les luzernes !...
Non ! nos culs ont besoin du velours des tavernes.
Pourtant je sais un jour prochain où je fuirai
Aux bois sourds, palais d'ombre où les chênes sont rois
Et dans les chemins nous mettent des fleurs aux doigts
Mais ce soir c'est la noce, amis, ohé ! ohé !
La danse des bandits et des épileptiques
S'allonge à la clarté des lampes électriques
Et je souffre l'amour de tes rayons obliques
Lune, fardeau cruel au cœur des lunatiques.
André Salmon, Créances, 1900-1910 (Les Clés ardentes
— Fééries — Le Calumet), Gallimard, 1926, p. 31-33.
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