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Raymond Queneau, Évolution (L'Instant fatal)
Évolution
L’espèce eut ses grands orteils
les ancêtres ont donc raison
ils font les monts et les merveilles
dans leur vieux temps ils font les cons
leur vieux temps où déjà bien jeunes
ils procréaient à queue-veux-tu
les rejetons les épigones
les disciples les trous du cul
les fils les filles et les mioches
la marmaille drette ou bancroche
l’averse des avortons
la multiplicité des gones
la prolixité sans borne des chiards
leurs héritiers leurs successards
c’était au temps où notre espèce
ne se voilait pas encore la face.
Raymond Queneau, L’instant fatal, dans
Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard,
1989, p. 116.
25/01/2017 | Lien permanent
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, “Sonnets”
Qui cause ? Qui dose ? Qui ose ?
Si j'osais je dirais ce que je n'ose dire
Mais non je n'ose pas je ne suis pas osé
Dire n'est pas mon fort et fors que de le dire
Je cacherai toujours ce que je n'oserai
Oser ce n'est pas rien ce n'est pas peu de dire
Mais rien ce n'est pas peu et peu se réduirait
À ce rien si osé que je n'ose produire
Et que ne cacherait un qui le produirait
Mais ce n'est pas tout ça. Au boulot si je l'ose
Mais comment oserai-je une si courte pause
Séparant le tercet d'avecque le quatrain
D'ailleurs je dois l'avouer je ne sais pas qui cause
Je ne sais pas qui parle et je ne sais qui ose
À l'infini poème apporter une fin
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, “Sonnets”,
in Œuvres complètes, Gallimard, 1989, p. 301-302.
Près de la Dordogne
07/01/2015 | Lien permanent
Raymond Queneau, L'instant fatal, dans Œuvres complètes,I
Je crains pas ça tellment
Je crains pas ça tellment la mort de mes entrailles
et la mort de mon nez et celle de mes os
Je crains pas ça tellment moi cette moustiquaille
qu'on baptise Raymond d'un père dit Queneau
Je crains pas ça tellment où va la bouquinaille
la quais les cabinets la poussière et l'ennui
Je crains pas ça tellment moi qui tant écrivaille
et distille la mort en quelques poésies
Je crains pas ça tellment La nuit se coule douce
entre les bords teigneux des paupières des morts
Elle est douce la nuit caresse d'une rousse
le miel des méridiens des pôles sud et nord
Je crains pas cette nuit Je crains pas le sommeil
absolu Ça doit être aussi lourd que le plomb
aussi sec que la lave aussi noir que le ciel
aussi sourd qu'un mendiant bêlant au coin d'un pont
Je crains bien le malheur le deuil et la souffrance
et l'angoisse et la guigne et l'excès de l'absence
Je crains l'abîme obèse où gît la maladie
et le temps et l'espace et les torts de l'esprit
Mais je crains pas tellment ce lugubre imbécile
qui viendra me cueillir au bout de son curdent
lorsque vaincu j'aurai d'un œil vague et placide
cédé tout mon courage aux rongeurs du présent
Un jour je chanterai Ulysse ou bien Achille
Énée ou bien Didon Quichotte ou bien Pansa
Un jour je chanterai le bonheur des tranquilles
les plaisirs de la pêche ou la paix des villas
Aujourd'hui bien lassé par l'heure qui s'enroule
tournant comme un bourrin tout autour du cadran
permettez mille excuz à ce crâne — une boule —
de susurrer plaintif la chanson du néant
Raymond Queneau, L'instant fatal, dans Œuvres complètes,
I, édition établie par Claude Debon, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 123.
23/02/2014 | Lien permanent
Raymond Queneau, Battre la campagne, Courir les rues, Fendre les flots
Jardin oublié
L'espace doux entre verveines
entre pensées entre reines-
marguerites, entre bourdaines
s'étend à l'abri des tuiles
l'espace cru entre artichauts
entre laitues entre poireaux
entre pois entre haricots
s'étend à l'abri du tilleul
l'espace brut entre orties
entre lichens entre grimmies
entre nostocs entre funaries
s'étend à l'abri des tessons
en ce lieu compact et sûr
se peut mener la vie obscure
le temps est une rature
et l'espace a tout effacé
Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard,
1968, p. 83.
Les entrailles de la terre
La bonne et douce chaleur du métro
dehors il vente il pleut il neige
il y a du verglas il y a de la boue
il y a des ouatures qui veulent vous mordre
et puis voilà le métro qui vous attend le bouche
ouverte
oh ! la bonne la douce haleine
on descend gaiement l'escalier
il ait de plus en plus chaud
on oublie la pluie le vent la neige
le verglas la boue les ouatures
une femme charmante ou un bon noir
fait un petit trou bien rond
dans votre rectangle de carton
et vous voilà bien au chaud
dans la bonne et douce chaleur du métro
Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard,
1968, p. 96.
Le cœur marin
Regrets perdus dans la marée
crêtes abîmées par le vent
ceux-là sans cesse ramenés
et celles-ci disparaissant
nul effluve nulle rosée
ne vient calmer le palpitant
la vague verte abandonnée
s'abat perpétuellement
tandis que chaque jour rapporte
tous ces regrets devant la porte
Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,
1968, p. 61.
12/05/2012 | Lien permanent
Raymond Queneau, Courir les rues, Battre la campagne, Fendre les flots
Graffiti
Le graveur voit disparaître
une à une les pissotières
tableaux noirs où ses écrits
manifestaient une grammaire
alerte
Variante
Le graveur voit disparaître
une à une les vespasiennes
tableaux noirs où ses désirs
s'écrivirent
sans angoisses grammairiennes
Raymond Queneau, Courir les rues (1967),
dans Œuvres complètes, édition préparée par
Claude Debon, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1989, p. 352.
À tout vent
Les champignons ont des chapeaux
grands comme des accordéons
ils se massent et végètent
en rond
ils croissent dans la nuit
lorsque coassent les grenouilles
ils arrivent impromptu
avec la rouille
demain demain il n'y aura plus
que poussière
ils sèment à tout vent
pour une année entière
ainsi la poudre de la vie
un jour revient au port
puis le poème jette ses spores
pour une autre vie
Raymond Queneau, Battre la campagne,
(1968) id., p. 446.
Buccin
Dans sa coquille vivant
le mollusque ne parlait pas
facilement à l'homme
mort il raconte maintenant
toute la mer à l'oreille de l'enfant
qui s'en étonne
qui s'en étonne
Raymond Queneau, Fendre les flots, (1969),
id., p. 538.
13/03/2013 | Lien permanent
Raymond Roussel, L'Âme de Victor Hugo
L’Âme de Victor Hugo
Une nuit je rêvai que je voyais Victor Hugo écrivant à sa table de travail, et voici ce que je lus en me penchant par-dessus son épaule :
Mon âme
I
Mon âme est une étrange usine
Où se battent le feu, les eaux...
Dieu sait la fantastique cuisine
Que font ces immenses fourneaux.
C’est une gigantesque mine
Où sonnent des coups de marteaux ;
Au centre un brasier l'illumine
Avec des bords monumentaux ;
Un peuple d’ouvriers grimace
Pour sortir de ce gouffre en feu
Les rimes jaillissant en masse
Des profondeurs de son milieu ;
Avec les reflets sur leur face
Du foyer jaune, rouge et bleu,
Ils saisissent à la surface
Les vers déjà formés un peu ;
Péniblement chacun soulève
Le sien, avec sa pince en fer,
Et, sur le bord du puits, l’achève
En tapant dans un bruit d’enfer.
Quelquefois une flamme brève
Plus ardente, comme un éclair,
Va tellement haut qu’elle crève
La voûte sombre, tout en l’air.
[...]
Raymond Roussel, Nouvelles Impressions
d’Afrique, suivies de L’Âme de Victor Hugo,
Alphonse Lemerre, 1932, p. 241-243.
17/01/2016 | Lien permanent
Philippe Jaccottet (5), Libretto
Venise pour la première fois
[...]
Vers le soir, on commence à apercevoir de minces campaniles dans le lointain ; alors, on est tiré de sa léthargie par une impatience nourrie de beaucoup de lectures et de récits. À chaque nouveau campanile, on s'imagine toucher au but. Pas question, bien sûr, d'interroger son voisin, qui d'ailleurs est parfaitement placide. « Venezia Mestre » Des usines au milieu de la plaine, une gare morte sous l'accablant soleil, est-ce donc cela ? On ne comprend plus rien. Et tout à coup : « Mare ! mare ! » s'écrie une petite fille dans un compartiment voisin. C'est vrai, nous sommes en mer ! À toutes les portières, une eau scintillante, qui se perd à l'horizon dans des brumes, berce et aveugle ! Des voiles y volent comme des mouettes ; la langue de terre est juste assez large pour le chemin de fer et la route, c'est pourquoi il semble qu'on navigue ; et déjà, quand on se penche à la portière (bien qu'on sache, depuis l'enfance, du moins en Helvétie,qu'è pericoloso sporgesi), Venise flotte entre l'eau et la brume comme une légère escadre grise ou comme une île aperçue au fond d'un rêve.
Philippe Jaccottet, Libretto, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 789.
18/03/2014 | Lien permanent
Philippe Beck, Lyre dure
Les éditions NOUS ont quinze ans
Lyre d'& XIV
Une lyre loin, que dit-elle ?
Elle fait un bruit de corde de mer,
le chant-courrier des vagues dessous,
harpe d'ondes vers le nom-cercle,
comme une grille libre d'images.
Elle lance la tresse de mots
d'eau et d'air vers
famille portée.
Dicter = composer ;
décrire = copier ;
et enformer, débriser,
après Villon.
Comme pluie-soleil
et hommage.
Bien.
Elle soigne
des pensées,
des fleurs dehors
ou dessous.
Des enveloppes claires
comme demi-cercle
ou convexe + concave
pour un ovale.
Il y a des bouquets de signes
bien rythmés,
un navire,
le cœur plaintif i
et invocatif,
un poème de temps
rudement fait
plutôt qu'un rommant.
Il fait des notices
et un Livre Hystorial.
Tu accommodes le Livre
qui passe dans la distance.
Opticienne au bain
révélateur.
Dans les plis de l'eau passante.
Je veille.
Philippe Beck, Lyre dure, NOUS, 2009, p. 73-74.
Philippe Beck vient de publier Opéradiques, Poésie /Flammation.
11/02/2014 | Lien permanent
Philippe Jaccottet, Exemples, dans Œuvres
L'habitant de Grignan
Parfois, un tel poids est sur nous que nous décidons de ne rien faire, et en particulier de ne rien écrire, qui ne l'allège, mais encore ne l'allège qu'à bon droit. Cela se peut-il en parlant simplement d'un lieu ? C'est la question que je me suis posé devant ce texte. Provisoirement, en tout cas, rien d'autre ne m'intéresse, et tant pis si je m'égare.
Il semblerait donc que je dispose d'une règle qui me permette de choisir entre le pire et le mieux, c'est-à-dire de quelque absolu ? Non ; mais comment s'expliquer ? C'est un peu comme si le mouvement de l'esprit vers une vérité pressentie révélait cette vérité, ou l'alimentait ; comme si nous devions une bonne fois partir, puisque quelque chose nous y pousse, et que la voie créât, ou plutôt découvrît le but. Marche difficile aux étapes dérobées.
En route donc encore une fois ! Je suis un marcheur voûté par ses doutes. Mais il arrive que des souffles bienheureux m'emportent.
Philippe Jaccottet, Exemples, dans Œuvres, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade, Gallimard, 2014, p. 90.
28/04/2014 | Lien permanent
Philippe Jaccottet (4), Beauregard
Mars
Voici sans doute les dernières neiges sur les versants nord et ouest des montagnes, sous le ciel qui se réchauffe, presque trop vite, il me semble cette année que je les regretterai, et je voudrais les retenir. Elles vont fondre, imprégner d'eau froide les prés pauvres de ces pentes sans arbres ; devenue ruissellement sonore ici et là dans les champs, les herbes encore jaunes, la paille. Chose aussi qui émerveille, mais j'aurais voulu plus longtemps garder l'autre, l'aérienne lessive passée au bleu, les tendres miroirs sans brillant, les fuyantes hermines. J'aurais voulu m'en éclairer encore, y abreuver mes yeux
Lettres de l'étranger...
Je laisse, à ma manière paresseuse, circuler ces images, espérant parmi elles trouver la bonne, la plus juste. Qui n'est pas encore trouvée, et ne le sera d'ailleurs jamais. Parce que rien ne peut être identifié, confondu à rien, parce qu'on ne peut rien atteindre ni posséder vraiment. Parce que nous n'avons qu'une langue d'hommes.
Bourgeons hâtifs, pressés, promptes feuilles, verdures imminentes, ne chassez pas trop vite ces troupes attardées d'oiseaux blancs. Ces ruches de feuilles — et là-haut, loin, ces ruches de cristal.
[...]
Philippe Jaccottet, "Trois fantaisies", dans Beauregard, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 701.
17/03/2014 | Lien permanent