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27/04/2014

Thomas Bernhard, Sur les traces de la vérité

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            Manie de la persécution ?

 

Lorsqu'à Hainburg

j'eus soudainement faim,

j'allai dans une auberge

et je commandai,

revenant de Cracovie,

un rôti de porc aux boulettes des pommes de terre

et une pinte de bière.

En traversant la Slovaquie

mon ventre s'était vidé.

Je discutai avec le patron,

il disait, ces Juifs polonais,

ils auraient dû les tuer tous

sans exception.

C'était un nazi.

 

À Vienne j'allai à l'hôtel Ambassador

et je commandai un cognac,

un cognac de France naturellement,

un Martell par exemple, dis-je,

tout en discutant avec un peintre,

qui affirmait sans cesse au sujet de lui-même

qu'il était un artiste

et qu'il savait ce qu'était l'art,

alors que le reste du monde tout entier ignorait

ce qu'était l'art,

bientôt il s'avéra que

c'était un nazi.

 

À Linz j'allai au café Draxelmayer

boire un petit café au lait

et je parlai avec le maître d'hôtel

du match de football Rapid Vienne contre LASK Linz

et le chef de rang disait

les joueurs du Rapid, il faudrait tous les gazer,

aujourd'hui Hitler aurait encore plus de boulot

que de son vivant,

bref il s'est avéré très rapidement que

c'était un nazi.

 

À Salzbourg

j'ai croisé mon ancien professeur de religion,

qui m'a dit droit dans les yeux

que mes livres

et tout ce que j'avais pu écrire jusqu'à présent

étaient du rebut,

mais qu'aujourd'hui on pouvait publier n'importe quel rebut,

à une époque comme la nôtre,

qui était fondamentalement ordurière,

sous le Troisième Reich, disait-il,

je n'aurais pu faire publier aucun de mes livres,

et il souligna que j'étais un salopard,

un chien hypocrite,

puis il mordit dans son sandwich au saucisson,

arrangea sa soutane en tirant dessus des deux mains,

se leva et partit.

C'était un nazi.

 

D'Innsbruck j'ai reçu hier une carte postale

illustrée du petit toit d'or symbole de la ville,

et sur laquelle on lisait, sans plus d'explications :

Les gens comme toi devraient être gazés ! Tu ne paies rien pour attendre !

J'ai relu plusieurs fois la carte postale

et j'ai eu peur.

 

Thomas Bernhard, Sur les traces de la vérité, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Arcades / Gallimard,

2011, p. 258-260.

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