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Jacques Roubaud : rencontre avec Jean-François Puff — recension
Rappelons ce qu’est la collection "les Singuliers" dirigée par Catherine Flohic. Chaque livre reconstitue le parcours d’un écrivain grâce à une série d’entretiens, le jeu des questions et des réponses au cours de la rencontre variant selon les uns et les autres. L’entretien est accompagné d’un choix de textes, anthologie qui constitue une introduction à l’œuvre sous ses divers aspects. Des photographies évoquent l’histoire personnelle (photos de famille, d’amis, de lieux) et celle des écrits (couvertures de livres de l’auteur et des écrivains admirés, manuscrits), quelques-unes en pleine page, la plupart sous forme de vignettes en belle page dans une colonne qui reçoit également des extraits d’œuvres lues par l’auteur. Chaque ouvrage se clôt par une bibliographie de l’auteur (livres, textes en périodiques, études le concernant) et une autre de son interlocuteur.
Voilà décrite la construction de l’ensemble consacré à Jacques Roubaud (1). On sait bien qu’une série d’entretiens ne peut être reprise comme telle et Jean-François Puff a organisé la matière en cinq chapitres : Enfance et Provence, La tradition poétique, Histoire de l’œuvre, Arts, Un ermite amoureux. L’étendue de l’œuvre excluait d’en retenir tous les aspects et la rencontre est concentrée autour de quelques axes. Sont rappelés à grands traits les moments de la formation, depuis les poèmes de l’enfance, imprimés par les proches, aux poèmes engagés écrits dans la mouvance surréaliste jusqu’à epsilon (1965). Ont compté l’influence de Raymond Queneau, y compris pour la fascination numérologique, et la participation à l’Oulipo. Sont rappelés les rapports avec différents groupes et revues (Tel Quel, Action poétique, Change) et la création du Cercle Polivanov (1969) avec Léon Robel voué à l’étude formelle des textes poétiques. Jacques Roubaud, dont les parents avaient terminé leurs études à l’école normale supérieure, avait entrepris une licence d’anglais avant de se tourner vers les mathématiques, qu’il enseigna ; c’est en relation avec l’entrée dans ce domaine qu’il choisit la forme sonnet dans un de ses premiers livres. S’inscrire dans la tradition lointaine de la poésie en langue d’oc (langue que ses parents ne pratiquaient pas) a aidé Jacques Roubaud à rompre avec le surréalisme et avec l’avant-garde qui lui a succédé pour qui rien n’existait en dehors de ce qu’elle produisait. Mais les troubadours ont eu un autre rôle : ils lui ont fait comprendre l’importance de la notion de communauté ; comme plus tard les rhétoriqueurs, ils ont travaillé dans le même sens et c’est ce mouvement commun qui enrichit la tradition poétique, créant le sentiment que chacun inséré dans un groupe fait quelque chose d’important. Jacques Roubaud insiste sur la nécessité de lire les troubadours, et tous les poètes du passé, comme s’ils étaient nos contemporains : c’est un moyen efficace de réfléchir sur la notion de temps, sur ce que signifie la poésie « mémoire de la langue » et sur le lyrisme. Reprenons ici son amorce d’analyse de quatre vers de Bernard Marti :
ainsi je vais enlaçant
les mots et rendant purs les sons
comme la langue s’enlace
à la langue dans le baiser
qui ouvrent à la réflexion sur deux points majeurs : « d’une part le lien l’amour la poésie, et d’autre part, en ce qui concerne la construction formelle, la question de l’entrelacement, entrebescar, qui est au centre de la première grande prose narrative française, le Lancelot. Voilà ce que je trouve extraordinaire : condenser en deux trois vers des concepts poétiques extrêmement importants. » (2)
Lecture des troubadours par Pound : Jacques Roubaud est aussi lecteur des poètes anglais et américains, qu’il a traduits, de Lewis Carroll à Rosemary Waldrop (elle-même traductrice notamment de Roubaud et de Jabès). À ses yeux, la nouveauté dans le domaine du vers vient des États-Unis où la dimension orale est demeurée vivante (3) et a abouti à un traitement novateur du vers, et non plus seulement à un vers libre en réaction au vers traditionnel. Sur ce point, toujours peu ou pas analysé aujourd’hui, les remarques de Jacques Roubaud sont à poursuivre quand il affirme que « le vrai vers libre, c’est le vers de Reverdy. Quand Reverdy a envie de rimer, il rime, quand il a envie de faire un alexandrin, il le fait » (4). Avec la réflexion sur le vers, qui a notamment conduit Roubaud à étudier les formes de la poésie japonaise classique, comme le renga, on tient l’un des quatre aspects, indissolublement liés, de son activité : composer des poèmes, traduire, construire des anthologies, réfléchir sur la façon dont les poèmes sont composés.
On renvoie à cette rencontre pour préciser la relation établie entre poésie et musique, ce qu’est chez Roubaud l’image-mémoire dans la poésie, comment il construit la "théorie des nuages" en œuvre chez le peintre Constable (auquel il a consacré un livre (5), que l’on peut résumer par la formule « donner forme à l’informe » : dans la poésie, « les nuages auxquels il faut donner forme sont des nuages de langue […] et l’ « on peut considérer que la langue comme elle se produit ordinairement et même comme elle se produit dans la poésie en un certain sens est informe ». Mais surtout l’ouvrage devrait inciter à lire ou relire Roubaud, la poésie, les proses narratives, les traductions, les essais.
Jacques Roubaud : rencontre avec Jean-François Puff, collection les Singuliers, éditions Argol, 25 €.
1 Après, dans cette collection, des entretiens avec Jude Stéfan, Paul Nizon, Philippe Beck, F.-Y. Jeannet, H. Lucot, Christian Prigent, Raymond Federman.
2 Les troubadours, anthologie bilingue (Seghers, 1971) et La Fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours (Ramsay, 1986).
12/09/2012 | Lien permanent
Jacques Roubaud, Octogone (4)
Rue Raymond-Queneau
On a convoqué les mots
Dans la rue Raymond-Queneau
Mots de bruit, mots de silence
Mots de toute la France
Il envahissent les rues
De Paris, ses avenues
Les verbes ouvrent la marche
De la langue patriarche
Ensuite les substantifs
Aidés de leurs adhjectifs
Les pronoms, les relatifs
Et les autres supplétifs...
Ah ! voici les mots d'amour
Ils accourent des faubourgs
Les rimes font ribambelle
Dans la rue de la Chapelle
D'autres viennent à dada
Par la rue Tristan Tzara
Cerains traînent qui sont lents
Encor place Mac Orlan
Un s'écrie « Attendez-moi ! »
Attardé rue Marx-Dormoy
Enfin les voilà en masse
Ils s'alignent dans l'espace
Ils composent sans problème
Cent Mille Milliards de Pouèmes
*
Soixante-dix vers d'amour à la corne de brume
Appel,
1 où la poitrine s'étonne d'être en flammes
2 où la dame montre un visage sombre et fermé
3 où les beaux jours trahisseurs regardent doucement
4 où la langue s'enlace à la langue dans le baiser
5 où la chambre est du ciel décorée
6 où la joie d'amour engage la bouche les yeux le cœur les sens
7 où le message court vers la douce dame jouissante
8 où mis à mort il répondra comme mort
9 où celui qui aime est plus muet que Perceval
10 où la dame fait bouclier de son manteau bleu
11 où nue il la contemple contre la lumière de la lampe
12 où nue et dépouillée elle tremble sous lui
13 où les feuilles font couette couverture
14 où bras l'entourent l'enserrée
15 où de soif mourir au bord de la fontaine
[...]
Jacques Roubaud, "Vingt partitions parisiennes, II", et "Hommages, II", Octogone, 2014, p. 177-178 et 246.
12/03/2014 | Lien permanent
Henri Michaux, Poteaux d'angle
Pour le trentième anniversaire de la mort de Henri Michaux,
le 19 octobre 1984
Celui qui a cru être ne fut qu'une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.
La révélation qu'ils n'étaient qu'un personnage (on le sait par nombre de biographies) anéantissait les saints. Le diable, pensaient-ils, avec la permission du ciel et en punition de leur orgueil, leur infligeait cette souffrance. Ainsi appelaient-ils leur lucidité abominable.
L'autre lucidité soudain manquait. Elles s'excluent.
Que de gènes insatisfaits en tous, en chacun !
Et toi aussi, tu pouvais être autre, tu pouvais même être quelconque et... l'accepter.
De quel être t'es-tu mis à être ?
Communiquer ? toi aussi tu voudrais communiquer ?
Communiquer quoi ? tes remblais ? — la même erreur toujours. Vos remblais les uns les autres ?
Tu n'es pas encore assez intime avec toi, malheureux, pour avoir à communiquer.
Henri Michaux, Poteaux d'angle, dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 2004, p. 1064-1065.
Les craquements
À l'expiration de mon enfance, je m'enlisai dans un marais. Des aboiements éclataient partout. « Tu ne les entendrais pas si bien si tu n'étais toi-même prêt à aboyer. Aboie donc. » Mais je ne pus.
Des années passèrent, après lesquelles j'aboutis à une terre plus ferme. Des craquements s'y firent entendre, partout des craquements, et j'eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n'est pas le bruit de la chair.
Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis devenu presque un homme.
Ces craquements durèrent vingt ans et de tout partait craquement. Les aboiements aussi s'entendaient de plus en plus furieux. Alors je me mis à rire, car je n'avais plus d'espoir et tous les aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. Ainsi, quoique désespéré, j'étais également satisfait.
Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait pas que mon rire s'interrompît, quoiqu'il fît mal souvent, à cause qu'il fallait y mettre trop de choses pour qu'il satisfît vraiment.
Ainsi, les années s'écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s'écoulent encore...
Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres complètes I, édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 1998, p. 781-782.
19/10/2014 | Lien permanent
Albert Camus, Carnets II, janvier 1942-mars 1951
1942
Littérature. Se méfier de ce mot. Ne pas le prononcer trop vite. Si l'on ôtait la littérature chez les grands écrivains on ôterait ce qui probablement leur est le plus personnel. Littérature = nostalgie. L'homme supérieur de Nietzsche, l'abîme de Dostoïevski, l'acte gratuit de Gide, etc., etc.
Se persuader qu'une œuvre d'art est chose humaine et que le créateur n'a rien à attendre d'une "dictée" transcendante. La Chartreuse, Phèdre, Adolphe auraient pu être très différents — et non moins beaux. Cela dépendra de leur auteur — maître absolu.
Nostalgie de la vie des autres. C'est que, vue de l'extérieur, elle forme un tout. Tandis que la nôtre, vue de l'extérieur, paraît dispersée. Nous courons encore après une illusion d'unité.
Il ne couche pas avec une putain qui l'aborde et dont il a envie parce qu'il n'a qu'un billet de mille francs sur lui et qu'il n'ose pas lui demander la monnaie.
C'est quand tout fut couvert de neige que je m'aperçus que les portes et les fenêtres étaient bleues.
1943
Avoir la force de choisir ce qu'on préfère et de s'y tenir. Ou sinon il vaut mieux mourir.
On ne peut rien fonder sur l'amour : il est fuite, déchirement, instants merveilleux ou chute sans délai. Mais il n'est pas...
Albert Camus, Carnets II, janvier 1942-mars 1951, édition établie et annotée par Raymond Gay-Grunier, Folio, 2013, p. 36, 37, 40, 44, 61, 95, 122.
19/01/2014 | Lien permanent
Albert Camus, Carnets II, janvier 1942-mars 1951
1947
Misère de ce siècle. Il n'y a pas si longtemps, c'étaient les mauvaises actions qui demandaient à être justifiées, aujourd'hui ce sont les bonnes.
La solitude parfaite. Dans l'urinoir d'une grande gare à 1 heure du matin.
Comment faire comprendre qu'un enfant pauvre peut avoir honte sans avoir d'envie.
Forme et révolte. Donner une forme à ce qui n'en a pas, c'est le but de toute œuvre. Il n'y a donc pas seulement création, mais correction. D'où importance de la forme. D'où nécessité d'un style pour chaque sujet non tout à fait différent parce que la langue de l'auteur est à lui. Mais justement elle fera éclater non pas l'unité de tel ou tel livre mais celle d e l'œuvre tout entière.
La paix serait d'aimer en silence. Mais il y a la conscience et la personne : il faut parler. Aimer devient l'enfer.
Albert Camus, Carnets II, janvier 1942-mars 1951, éditions établie et annotée par Raymond Gay-Crosier, Folio- Gallimard, 2013, p. 214, 216, 222, 241, 243.
29/03/2014 | Lien permanent
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé
Lions en cage
Nous sommes plusieurs lions ensemble, la peau rase, plutôt lourd et marchant de long en large comme nous faisons lorsque nous sommes enfermés. Pourtant pas d'enceinte qui soit visible.
Chacun sur ses gardes. C'est vite reçu un coup de patte. Il faut montrer qu'on est prêt à la riposte. Sinon, on ne les tient pas en respect. Car le lieu renfermé énerve.
Lion avec trois lions (ou quatre) et avec eux à l'aise. À un moment, j'avais eu, sans m'en rendre compte sur le champ, une réflexion d'étranger, c'est que marchant avec des lions, il ne faut jamais mettre une jambe trop en avant, tentation alors excessive pour le lion le plus proche de détacher davantage ce morceau appétissant qu'il voit déjà si détaché.
Restait-il de l'homme en moi si je devais faire attention à pareille chose ?
Fait remarqué déjà plusieurs fois : il peut y avoir fluctuation, lion par moments, et homme à d'autres et dans le même rêve.
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé (1969), dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 489.
03/11/2013 | Lien permanent
Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde
Les pigeons de Paris
« Les petits pigeons pleins de fientaisie »
Raymond Queneau
Les pigeons qui chient sur Paris
ses arbres ses bans ses automobiles
attendent que l'Hôtel de ville
soit propre pour le couvrir de pipi
Les pigeons pollués et gris
polluent de leurs acides chiures
façades vitrines et toitures
les parcs les balcons les mairies
Les pigeons à l'œil archibête
choisissent principalement ma tête
pour y projeter leurs immondices
à la consistance de petits suisses
Ils ne trouvent rien de mieux à faire
dans Paris la Ville Lumière
Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde, Seghers, 1990, p. 51.
23/08/2013 | Lien permanent
Henri Michaux, Épreuves exorcismes
Les craquements
À l'expiration de mon enfance, je m'enlisai dans un marais. Des aboiements éclataient partout. « Tu ne les entendrais pas si bien si tu n'étais toi-même prêt à aboyer. Aboie donc. » Mais je ne pus.
Des années passèrent, après lesquelles j'aboutis à une terre plus ferme. Des craquements s'y firent entendre, partout des craquements, et j'eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n'est pas le bruit de la chair.
Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis devenu presque un homme.
Ces craquements durèrent vingt ans et de tout partait craquement. Les aboiements aussi s'entendaient de plus en plus furieux. Alors je me mis à rire, car je n'avais plus d'espoir et tous les aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. Ainsi, quoique désespéré, j'étais également satisfait.
Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait pas que mon rire s'interrompît, quoiqu'il fît mal souvent, à cause qu'il fallait y mettre trop de choses pour qu'il satisfît vraiment.
Ainsi, les années s'écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s'écoulent encore...
Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres complètes I, édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1998, p. 781-782.
18/03/2013 | Lien permanent
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre
Pensée pieuse
L’immensité de Dieu
Réside-t-elle peut-être dans sa non-existence ?
Pensero pio
Sta forse nel suo non essere
L’immensità di Dio ?
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre, édition bilingue,
traduction Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie, 2002,
- 159 et 158.
19/05/2017 | Lien permanent
Luis Mizon, Corps du délit où se cache le temps
je réfléchis
il y a une petite chose qui me tracasse
je ne sais pas reconnaître mes adversaires
je sis capable
de reconnaître mes alliés
mais je me trompe souvent
je ne connais pas les règles de ce jeu
plus grave encore je n'ai pas envie de les
connaître
c'est trop tard pour les apprendre
maintenant
à minuit
au milieu du terrain
entouré de haut-parleurs et de chiens
illuminés par les étincelles d'un bâton de
charbon
qui se consume entre la vie et la mort
Luis Mizon, Corps du délit où se cache le temps, dessins
de Philippe Hélénon, Æncrages & Co, 2014, np.
19/11/2014 | Lien permanent