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Raymond Queneau, Battre la campagne
Le bon vieux temps
Le moissonneur pour son Noël
s(achète une faux
une faux électronique
plus rapide que l’éclair
elle compte aussi les épis
qui tombent à chaque andain
elle en détermine le prix
compte tenu du marché commun
elle peut s’autoréparer
s’il lui arrive quelque anicroche
elle peut si l’on veut chanter
un air à la mode
le moissonneur est bien content
il met une bûche dans l’âtre
et dans un ancien récipient
où dort une soupe verdâtre
il taille le pain de ciment
pour s’en faire un solide emplâtre
fume sa pipe un bon moment
puis s’endort dans des draps blanchâtres
et passe la nuit en rêvant
aux plaisirs un peu douçâtres
que l’on avait au bon vieux temps
Raymond Queneau, Battre la campagne,
Gallimard, 1968, p. 94-95.
01/10/2017 | Lien permanent
Raymond Queneau, Courir les rues
Changement de régime
Entre haricots verts et pomm’frites
ah qu’il hésite ah qu’il hésite
il préfèrerait du boudin
non ! non ! gronde son médecin
les restaurateurs attristés
par les soucis d’obésité
regrettent les gouttes anciennes
les gouttes du temps de Carême
ou du grand roi Louis le Quatorzième
ou celles des films de Charles Chaplin
tarte à la crème tarte à la crème
Kléber Colombes guide Michelin
dans les romans naturalistes
on voyait des messieurs très tristes
se ravager leur estomac
en consommant chaque jour les plats
d’un bouillon éclairé au gaz
les moralistes actuels
ne veulent pas avoir pitié
de ceux qui s’obstinent à manger
Raymond Queneau, Courir les rues,
Gallimard, 1967, p. 77.
25/01/2016 | Lien permanent
Raymond Queneau, Battre la campagne
L’instruction laïque et obligatoire
Le semeur qui semait se trouve pris d’angoisse
car le soleil se tient bien haut sur l’horizon
de longues heures à sillonner les sillons
avant que cette étoile à l’ouest ne disparaisse
Le semeur qui semait se trouve pris d’angoisse
ll s’arrête et se dit à quoi bon à quoi bon
j’aurais bien mieux fait de me casser le citron
pourquoi donc fallut-il que point ne m’instruisisse
Le semeur qui se meurt se trouve pris d’angoisse
il n’a plus de temps pour avoir de l’instruction
et savoir s’il eut raison de dire à quoi bon
Le semeur qui se meurt redevient philosophe
il reprend son chemin à travers les sillons
en distribuant son grain pour une autre moisson
Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard,
1968, p. 173.
26/01/2016 | Lien permanent
Raymond Queneau, Fendre les flots
Bois flottés
Pour, auprès des eaux
stagnantes mais un peu soulevées
tendues par les marées,
ne pas briser les
branches au-dessus des canaux
assimilés il faut découvrir
lucidement quelque gravure
xylographie éventuelle
ordonner les traits du hasard
dominer les coupures
abraser après l’érosion
chercher enfin la forme éprouvée
objet abandonné à lui-même
statuette sans autre raison d’être que d’être
Raymond Queneau, Fendre les flots,
Gallimard, 1969, p. 54.
27/01/2016 | Lien permanent
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
Pour un art poétique
Prenez un mot prenez-en deux
faites les cuir (1) comme des œufs
prenez un petit bot de sens
puis un grand morceau d'innocence
faites chauffer à petit feu
au petit feu de la technique
versez la sauce énigmatique
saupoudrez de quelques étoiles
poivrez et puis mettez les voiles
où voulez-vous en venir ?
À écrire
Vraiment ? à écrire ?
(1) "cuir" pour le compte des syllabes
*
Encore l'art po
C'est mon po — c'est mon po — mon poème
Que je veux — que je veux — éditer
Ah je l'ai — ah je l'ai — ah je l'aime
Mon popo — mon popo — mon pommier
Oui mon po — oui mon po — mon poème
C'est à pro — c'est à propos — d'un pommier
Car je l'ai — car je l'ai — car je l'aime
Mon popo — mon popo — mon pommier
Il donn' des — il donn' des — des poèmes
Mon popo — mon popo — mon pommier
C'est pour ça — c'est pour ça — que je l'aime
La popo— la popomme — au pommier
Je la sucre — et j'y mets — de la crème
Sur la po — la popomme — au pommier
Et ça vaut — ça vaut bien — le poème
Que je vais — que je vais — éditer
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,
dans Œuvres complètes I, édition établie par
Claude Debon, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1989, p. 270-271.
12/11/2013 | Lien permanent
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
Il y a dans la rue Saint-Honoré une pharmacie
Le pavé de Paris plus autant ne rougit
Qu'il le faisait l'hiver lorsque tombait la neige
Elle le blanchissait Oui c'est ce qu'on a dit
Je ne le voyais pas tellement blanc mais beige
Beige oui c'est bien ça la couleur du ranci
Celle du linge sale ou bien de la soi' grège
Tirant même sur l'ocre et la terre de Si-
enne et d'autres encor mais que sais-je
N'étant plus aussi blanc le pavé de Lutèce
Pouvait jaunir joyeux au soleil de janvier
Lorsque fleurit en Gaule la plante dite vesce
Tout ça c'est du passé Le roi du pince-fesse
Mangeant la poule au pot bien ravaillactaillé
Disait que cet endroit valait bien une messe
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, Gallimard,
1965, p. 183-184.
*
Mon beau Paris
Maisons lépreuses
maisons cholériques
maisons empestées
bâtisses fienteuses
immeubles atteints de rougeole
de scarlatine
de vérole
pavillons chlorotiques
pavillons scrofuleux
pavillons rachitiques
hôtels particuliers
constipés
baraques
taudis
Raymond Queneau, Courir les rues, dans Œuvres
complètes, I, édition établie par Claude Debon,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1989, p. 412.
11/06/2013 | Lien permanent
Raymond Queneau, Si tu t'imagines
Le chardon
Quand bien même serai-je à l'étal de boucherie
Exposé dépecé comme un très pauvre bœuf
Quand bien même mon chef aux narines fleuries
D'un œil glauque attendrait l'oignon et le cerfeuil
Quand bien même mon ventre aux tripes déroulées
À la curiosité s'ouvrirait bien sanglant
Quand bien même mon cœur sur une assiette ornée
Rejoindrait mon cerveau, mon foie et mes rognons
Nul ne saurait trouver parmi mes côtelettes
Mes viscères et mes abats
Le chardon qui fleurit semé par la conquête
Que rien ne déracinera
Le vivace chardon qui plante ses racines
Dans les sols les plus secs et les plus rebutants
La chardon sans pitié qui frotte ses épines
Pour de rudes douleurs parallèles au temps
Raymond Queneau, Si tu t'imagines, "Le Point du jour",
Gallimard, 1952, p. 166-167.
07/01/2012 | Lien permanent
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
De l'information nulle à une certaine espèce de poésie
C'est bien vrai qu'il faut dire il neige quand il neige
c'est comme ça que l'on se fait comprendre
c'est en disant qu'il neige quand il neige que
c'est agréable de faire la conversation avec des gens qui disent que
c'est le temps qui veut ça qu'il neige quand il neige
c'est comme ça qu'on vit en société sans difficultés aucune et
c'est comme ça qu'on se fait des amis et
c'est si facile de dire qu'il neige quand il neige
plutôt que de dire il pleut
en effet
c'est prétentieux de dire qu'il pleut s'il neige
mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?
dans un flocon
dans un flocon de neige
arrosé de marsala
un jour d'été sur la grève
d'une plage au Sahara
où si l'on dit : « tiens... mais il neige...»
c'est un peu au hasard...
comme ça...
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, "Le Point du jour",
Gallimard, 1965, p. 108-109.
25/10/2012 | Lien permanent
Raymond Farina, Éclats de vivre
Mascarade, 1
Ne va pas changer de pays
Ne va pas changer de planète
Déroute l'Ange de la Mort
en changeant de nom simplement
Ou pour cesser enfin
d'être l'ombre d'un nom
fais de ton âme sable
trace de tes syllabes
& laisse s'envoler
loin de ces maisons graves
tes prénoms officiels
& ton prénom secret
Mais ne plains pas celui
qui s'énerve à ta porte
toi qui n'es maintenant
qu'anonyme moineau
semblable en gris
à tes semblables
simple comme en son ciel
le dieu sans attributs
qui souffle ses soleils
Raymond Farina, Éclats de vivre,
Dumerchez, 2006, p. 23.
08/10/2012 | Lien permanent
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline
De l’information nulle à une certaine poésie
C’est bien vrai qu’il faut dire il neige quand il neige
c’est comme ça que l’on se fait comprendre
c’est en disant qu’il neige quand il neige que
c’est agréable de faire la conversation avec des gens qui disent que
c’est le temps qui veut ça qu’il neige quand il neige
c’est comme ça qu’on vit en société sans difficultés aucunes et
c’est comme ça qu’on se fait des amis et
c’est si facile de dire qu’il neige quand il neige
plutôt que de dire il pleut
c’est prétentieux de dire qu’il pleut s’il neige
mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?
dans un flocon
dans un flocon de neige
arrosé de marsala
un jour d’été sur la grève
d’une plage au Sahara
où si l’on dit : « tiens… mais il neige… »
c’est un peu au hasard…
comme ça…
Dodo, l’enfant ut
Enfants qui déchiffrez dans l’ambre des agathes
Des entrailles le miel du lapins étendues
Sur l’étal du marchand avec leurs quatre pattes
Pour qu’ils ne courent pas deux ensemble cousues
Enfants qui préférez le goût des aromates
Au vol des papillons sur les pousses touffues
Y semant le pollen de leurs corps antennates
Exemples confondants des ères disparues
Enfants qui déchiffrez dans le cercle de lune
Un bûcheron bossu qui porte sa fortune
Quelques fagots de bois valant bien quatre sous
Enfants qui dans la nuit apercevez la hune
De bateaux sinistrés recouverts par la dune
Enfants vous qui rêvez enfants endormez-vous
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline, Le Point du jour, Gallimard, 1965, p. 108-109 et 223-224.
31/05/2011 | Lien permanent