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28/12/2023

Ludovic Degroote, La début des pieds : recension

 

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Si l’on se fiait seulement au titre, saurait-on que La Sorcière de Rome(André Frénaud) ou La pluralité des mondes de Lewis (Jacques Roubaud) sont des livres de poèmes ? Ceux qui annoncent leur contenu ne sont pas les plus nombreux, loin de là, tels Ode pour hâter la venue du printemps (Jean Ristat) ou Poésie ininterrompue (Paul Éluard). Sauf à connaître l’auteur, la plupart des titres n’orientent pas le lecteur vers un genre plutôt qu’un autre. Le début des pieds est un exemple de titre qui surprend ; les nombreux blasons du corps, depuis Marot et son Beau tétin, n’ont retenu que des parties du corps communément érotisées, de du Bellay à André Breton. De quoi s’agit-il chez Ludovic Degroote ? Le titre apparaît dans la première partie "un peu de monde" : « avec la bière le vin la quiche le fromage le pain et le dessert je ne suis plus qu’un ventre chaque jour / je ne vois plus que le début de mes pieds » — c’est aussi le titre de la troisième partie, après "un peu plus au bord".

Des poèmes autour du corps, de la place du sujet dans le monde, de la solitude, de la disparition se construisent à partir de ce type de notation. On ne quitte pas le lyrisme, mais il s’accompagne d’un certain détachement, et d’un humour, qui ne sont pas sans évoquer les grands moralistes classiques. La forme même du texte, proses brèves et rythmées réunies en courts ensembles, renforce le rapprochement. Les motifs sont agencés de manière complexe, on retient celui, récurrent, de la solitude et de la difficulté de vivre dans le monde, déclaré dès l’entrée : « il y a des jours où j’embrasse le monde à pleine bouche, j’y mets toute ma langue, et je ne sens rien ».

Il est inutile d’essayer de trouver une place dans ce monde, où l’on est et dont pourtant on se sent séparé (« c’est comme si le monde se dérobait à force que je sois dedans »), puisque ce n’est pas le monde qui exclut, mais ce que nous sommes, vides, sans regard pour autrui : « nous voyons cet effondrement du monde comme s’il était séparé de nous alors qu’il ne s’agit que de notre propre effondrement — nous sommes séparés du monde ». Vertige de l’inquiétude, de l’incertitude, de savoir que chacun vit la « faille du présent [...] sans cesse recommencée », la chute vers « le manque » — la mort —, mais que rien n’est dit, que tous vivent dans le silence. Solitude irrémédiable : chacun tombe /de son côté / sans heurter les vides / qui nous relient ».

Que faire de sa peur ? La supporter, puisque rien ni personne ne peut réduire ce qui est ruine en soi et l’« on ne se débarrasse pas si bien de soi ». S’enfermer pour ne plus vivre, au moins provisoirement, l’instabilité du dehors. Le monde n’est alors "visible" que par le biais des images : il est alors suffisamment à distance, et donc sans danger : le "je" oublie alors quelle place il y occupe et ce qu’il est lui-même : « et par instants je ne sais pas d’où je viens, j’aime bien la télécommande, le monde je le choisis tant pis si ça n’est pas vrai à l’instant qu’il défile sous mes yeux […] quel bonheur à la télé tout coule ». Ce retrait, qui s’exprime souvent, permet à bon compte d’être « constamment ailleurs » et de ne retenir du dehors que tout ce qui ne peut blesser et parfois même ce que tous s’accordent à estimer "poétique" : « je regarde la télé / la fenêtre est ouverte / on entend les oiseaux ».

Il y a chez Ludovic Degroote une manière tranquille de reprendre les motifs du lyrisme et d’aller à côté, du côté du politique, « j’essaie de m’en sortir / nous n’avons pas la chance de vivre au darfour » ; manière affirmée dans une esquisse d’"art poétique" sans concession. Parce que la poésie n’a pas à se limiter à la seule évidente subjectivité (Ah Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie), qu’elle n’a pas de thèmes privilégiés. Pourquoi pas les pieds plutôt que la douleur amoureuse ou les petits oiseaux ?

                        j’ai envie d’une bière

                       voilà de la poésie prise au vif

58% de français se plaignent de la poésie contemporaine leurs attentes ne sont pas satisfaites, ils pensaient que ce serait autre chose, ils ont déjà tant de mal, c’est inutile d’en rajouter, ils croient qu’on le fait exprès

Voilà bien une autre façon d’en rajouter… Rien de plus immédiatement lisible et bien éloigné de ce qui est rangé, classé, étiqueté dans la case "poésie". Ce qui est écrit repose bien sur une expérience du monde sans emprunter les formes répertoriées, mais avance « par petits bouts sans suivi de rien ». L’écriture n’est pas moyen de guérir de la difficulté d’être là, et évacuer la poésie-pansement, comme la poésie-décorative, est travail de salubrité publique, revigorant pour le lecteur.

j’aimerais bien pouvoir écrire que le petit pansement c’est l’écriture ou que l’écriture en ôtant le pansement met le monde à nu plaie du monde plaie de soi écrire quelque chose active son petit symbole et apporte sa grandeur au poème j’aimerais bien écrire une petite obscurité populaire en achevant le torrent  oh raim du peuple libre incendie le froid chambranle des montagnes

mais j’en reste à la vie qui nous ronge

Le début des pieds est suivi d’un ensemble de poèmes titré Ventre. Les poèmes sont composés cette fois de vers très courts, avec parfois jeux d’assonances et allitérations (« langue gavée gangue », « rien rot mot air mort », « mots hachés hachis ») et une syntaxe brisée, les éléments de la phrase juxtaposés ou la phrase inachevée. On pense parfois aux derniers textes de Samuel Beckett ; par exemple : « durer pour durer / encore un peu même si / peu qui quand même /avant drap ongles et chapelet blancs / », etc. Comme s’il était difficile, voire impossible de dire ce qui importe, le manque, la solitude, la perte, la fin, comme s’il fallait le ressassement pour que le vide de toute vie soit perçu — « et partout des mots / qui cherchent leur silence ».

 

Ludovic Degroote, Le début des pieds, suivi de Ventre, éditions Unes, 2023, 128 p., 21 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 14 octobre 2023.