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Eduard Möricke, Poèmes / Gedichte, traduction de Nicole Taubes : recension
D'Eduard Mörike (1804-1875), on peut lire en français Le peintre Nolten, roman de formation qui contient quelques poèmes (1), et Le voyage à Prague de Mozart, dont il existe plusieurs éditons en format de poche. Quant à son œuvre poétique, elle est fort peu connue, si ce n'est par les amateurs de lieder : Hugo Wolf a mis en musique 53 poèmes. Le recueil de poésies (Gedichte), publié en 1838 et constamment augmenté du vivant de l'auteur, comprend un peu plus de 200 pièces, proposées une première fois en français par Raymond Dhaleine en 1944. Il faut se féliciter que Nicole Taubes, par ailleurs traductrice de Thomas Mann et de Henrich Heine, se soit attelée à ce vaste ensemble : la virtuosité de Mörike, son usage de formes et de mètres multiples rendent difficile le passage dans notre langue.
Eduard Mörike est entré au séminaire d'Urach, dans le Jura souabe, puis dans celui de Tübingen comme avant lui Hölderlin et Schelling. La vie de pasteur ne lui convenait pas et il finit par l'abandonner pour enseigner dans un pensionnat de jeunes filles à Stuttgart, mais l'enseignement qu'il avait reçu lui donna le goût des littératures grecque et latine. À côté des traductions qu'il publia, il a emprunté des genres à l'Antiquité, imité ses poètes préférés — "Acmée et Septimius", d'après Catulle, plusieurs fois présent — et les a régulièrement cités : Tibulle, Anacréon, Erinna, élève de Sappho, ou leur a rendu hommage : « Ô laisse-moi te célébrer, Théocrite aux multiples grâces ! » ("Théocrite").
On pourrait lire Mörike comme un poète résolument tourné vers le passé, il n'accorde en effet quasiment aucune place aux événements qui transformèrent le XIXe siècle, contrairement à son contemporain Heine. Son entourage n'est pas absent, mais en dehors d'une "Cantate pour l'inauguration de la statue de Schiller" (1839), il est présent dans des pièces de circonstance, parfois de quelques vers, écrites à l'occasion d'un anniversaire, d'un mariage, d'un retour de cure, ou à propos de la mort d'un oiseau, du jouet d'un enfant, quand ce n'est pas pour déplorer la présence de moustiques qui gênent une promenade et empêchent la lecture au pied d'un arbre ("La plaie de la forêt"). On peut ajouter la satire de ceux qui s'imaginent importants et ont un air très ou, dernière pièce du volume, le congé donné au critique seulement soucieux de la taille du nez du narrateur : celui-ci lui « applique de tout cœur / Le bout de [son] soulier / Sur sa partie charnue, au bas du postérieur » ("Le congé").
On pourrait donc à juste titre se désintéresser d'une poésie trop tournée vers des modèles anciens et se vouant à rimer à propos de futilités. Ce serait aller bien vite en besogne. Ce n'est pas le "sujet" d'un poème qui importe, mais le travail dans la langue (voir Mallarmé), et si Mörike était nourri de l'Antiquité, il n'était guère différent en cela de beaucoup de poètes romantiques en Europe et il a souvent privilégié les mêmes motifs qu'eux. Il apprécie les petits faits de la vie quotidienne, les lieux sans apprêts, qu'il évoque en les transformant, par exemple pour exalter le sentiment de l'amitié (« De nouveau tu m'emplissais l'âme / Comme un frère ne le pourrait pas, comme jamais une femme ») ou, devant la nature, pour exprimer la faiblesse humaine ; ainsi dans la longue méditation après un voyage à Urach où il avait commencé ses études : « Au long des jours, des ans, tu [=la nature] restes immuable, / Et souffres sans douleur le passage du temps. »
La nature est aussi lieu du merveilleux, domaine des forces bienfaisantes ou pleines de malice. Ici, « l'étang s'agrandit, devient une mer », là on voit « un squelette / À cheval sur des ossements », ou "l'homme impavide" descendre au pays des morts, ou encore Greth la mauvaise commander aux éléments, tuer le fils du roi qui l'a négligée, puis « Elle, avec un lugubre chant, / Jette alors son corps à la mer ». On lira d'autres minuscules tragédies, mais aussi le conte des deux cigognes venues annoncer une double naissance ou celui des fantômes du tonnelier du château de Tübingen qui se manifestent de manière facétieuse.
Ce goût du conte, Mörike l'a revendiqué, notant qu'avec Grimm « Au merveilleux, j'ouvris mes sens : j'entrai dans le monde des fées, / Et la forêt devint plus claire, étrange le chant du coucou ! ». À la vie parallèle, celle où les lois naturelles ne sont plus observées, s'ajoute la rêverie qui modifie le réel selon le désir. "Rêver", "rêve", voilà des mots qui reviennent sans cesse dans les poésies, dès les premières écrites en 1820 : « Seul, en silence, sur mon siège / Je me berce de mille rêves ». On multiplierait les exemples, qui indiquent la difficulté à supporter le réel : « Si j'ouvre grand les yeux, je suis pris de vertige ; / Alors je les referme et je retiens le rêve. » C'est là encore un des motifs du romantisme européen, le gouffre entre les désirs et le vécu, et le refuge dans le rêve :
Le poète souvent s'exalte à des chimères,
Peines de cœur, belles amours imaginaires [...]
Je veux croire si fort sans bornes mon bonheur
Que souvent je me perds dans le rêve éveillé.
Ces amours imaginées sont souvent pleines de sensualité, le narrateur « dévoré de l'envie et du désir d'elle » demande à la femme de lui accorder une faveur : « Laisse-moi seulement plonger mon front, mes yeux, / Dans l'épaisse toison bouclée de tes cheveux », et il se souvient, lui dit-il, qu'« Au sang nos lèvres se mordirent / Ce matin, en nous embrassant » ; etc.
Amours imaginées, imaginaires : prétexte à multiples variations, motif d'écriture, comme le spleen dont on relèvera également l'expression : « Ce que je pleure, je ne sais, / C'est un mal qu'on ne connaît pas », ou : « Quelle mélancolie vient embuer mes yeux ? » Motif d'écriture, certes. Et Mörike insiste sur « le non-dit des mots et tout leur invisible », rappelle par une image que le poème ne naît pas aisément : « gratte encore un peu le sol : / La poésie , qu'est-elle d'autre ? », revient régulièrement sur ce qui compte avant tout, « retenir, grâce à la forme, / Tout cela [la beauté, la vie de la nature] pour l'éternité ! ». C'est là un programme qu'aurait approuvé en France un Baudelaire. Il faut lire Mörike !
Eduard Mörike, Poèmes / Gedichte, traduction, notice biographique et éditoriale de Nicole Taubes, introduction de Jean-Marie Valentin, Les Belles Lettres, 2010.
Cette note a d'abord été publiée dans la revue Europe, 2011.
11/01/2012 | Lien permanent
Mario Luzi, Pour le baptême de nos fragments
Genera azzurro, l’azzurro,
si sfalda e si riforma
nelle sue terse rocce,
si erge in obelischi, scende
nelle sue colate e frane
di buio e trasparenza, migra
nell’azzurro fumigando, azzurro
in azzurro sempre —
sale
su, a volte,
affonda
il desiderio
in quella luminosa carne
di quel nume
di quel caos
ed ecco
gli si apre,
cielo, sì, e gorgo
lo spazio da ogni parte —
ma è lo spazio
quello ? o il tempo
prima e dopo il tempo, l’onnipresente ?
o l’uno e l’altro o niente di questo…
oscilla e vi si perde,
desiderio d’uomo
lasciato dalla sua storia, oh sola
felicità, s’inebria
egli di quella, non ha sede, non ha memoria…
L’azur engendre l’azur,
s’effrite et se reforme
dans ses roches limpides, s’érige en obélisques, dévale
ses coulées, ses éboulis
de nuit et transparence, migre
dans l’azur en fumant, azur
dans l’azur toujours —
il monte
parfois,
il sombre
le désir
dans la chair lumineuse
de ce génie
de ce chaos
et voici
que s’ouvre à lui,
ciel, oui, et gouffre
l’espace de toutes parts —
mais est-ce là
l’espace ? ou le temps
avant et après le temps, l’omniprésent ?
ou l’un et l’autre ou rien de cela…
il oscille et s’y perd,
désir d’homme
abandonné par son histoire, oh seul
bonheur, dont il
s’enivre, il n’a pas d’assise, pas de mémoire…
Mario Luzi, Pour le baptême de nos fragments, traduit de l’italien par Philippe Renard et Bernard Simeone, Flammarion, 1987, p. 236-237.
08/06/2011 | Lien permanent
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre
Condition
Un homme seul,
enfermé dans sa chambre.
Avec toutes ses raisons.
Tous ses torts.
Seul dans une chambre vide,
à parler. Aux morts.
Condizione
Uno uomo solo,
chiuso nella sua stanza.
Con tutte le sue ragioni.
Tutti i suoi torti.
Solo in una stanza vuota,
e parlare. Ai morti.
*
L'emmuré
« Vous m'avez fusillé
la bouche », dit-il. « J'ai tant
aimé (id est cherché
l'amour que je me retrouve
maintenant emmuré
dans cette tour. Au-dehors
est le désert du soleil,
des orties — le gel
ébloui du jour
est le glacier. À l'intérieur,
sur mon égoïsme
tout entier rimé, le four
aveugle de mon altruisme
effaré et non regretté. »
Il murato
« M'avete fucilato
la bocca, » disse « Ho tanto
amato (idest cercato
amore) ch'ora
io mi trovo murato
in questa torre. Fuori,
è il deserto del sole
e delle ortiche — il gelo
abbagliato del giorno
sul ghiacciaciaio. Dentro,
rimato tutt'intero
col mi egoismo, il forno
cieco del mio sgomentato
illacrimato altruismo. »
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre, traduit de l'italien
par Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie, 2002, p. 25
et 24, 113 et 112.
11/01/2013 | Lien permanent
Andrea Zanzotto, Essais critiques
Pour Paul Celan
Pour quiconque, et tout particulièrement pour qui écrit des vers, prendre contact avec la poésie de Celan, fût-ce en traduction et sous une forme partielle et fragmentaire, se révèle bouleversant. Celan mène à bien ce qui ne semblait pas possible : non seulement écrire de la poésie après Auschwitz, mais encore écrire "dans" ces cendres-là pour aboutir à une autre poésie en pliant cet anéantissement absolu, tout en demeurant, d'une certaine façon, au sein de cet anéantissement. Celan traverse ces espaces effondrés avec une force, une douceur et une âpreté qu'on n'hésiterait pas à qualifier d'incomparables : mais frayant son chemin à travers les encombrements de l'impossible, il engendre une éblouissante moisson d'inventions, d'une importance décisive pour la poésie de la seconde moitié du XXe siècle, européen et au-delà, celle-ci se révèle néanmoins exclusives, excluantes, sidéralement inégalables, inimitables. Toute herméneutique, que toutefois elles attendent et prescrivent impétueusement, s'en trouve mise en crise.
Au reste, Celan avait toujours su que plus son langage allait de l'avant, plus il était voué à ne pas avoir de signification, pour lui, l'homme avait déjà cessé d'exister. Même si d'incessants sursauts de nostalgie pour une autre histoire ne font pas défaut dans ses écrits, celle-ci lui apparaît comme le développement d'une négation insatiable et féroce : le langage sait qu'il ne peut se substituer à la dérive de la déstructuration pour la transformer en quelque chose d'autre, pour en changer le signe : mais, dans le même temps, le langage doit "renverser" l'histoire, et plus que l'histoire, même s'il se révèle tributaire d'un tel monde, il doit le "transcender" pour en signaler au moins les effroyables déficits.
[...]
Andrea Zanzotto, Essais critiques, traduits de l'italien et présentés par Philippe Di Meo, éditions José Corti, 2006, p. 17-18.
28/03/2013 | Lien permanent
Hölderlin, Hypérion, Fragment Thalia
Fragment Thalia
Il est pour l’homme deux états idéaux : l’extrême simplicité où, par le seul fait de l’organisation naturelle, sans que nous y soyons pour rien, nos besoins se trouvent en accord avec eux-mêmes, avec nos forces et l’ensemble de nos relations, et l’extrême culture, où le même résultat est atteint, les besoins et les forces étant infiniment plus grands et plus complexes, grâce à l’organisation que nous sommes en mesure de nous donner. L’orbite excentrique que l’homme (l’espèce aussi bien que l’individu) parcourt d’un point à l’autre, c’est-à-dire de la simplicité plus ou moins pure à la culture plus ou moins accomplie, paraît être toujours identique à elle-même, du moins dans ses directions essentielles.
Les lettres, dont ce qui suit n’est qu’un extrait, se proposent de décrire quelques-unes de ces directions, ainsi que les corrections dont elles sont susceptibles.
Le rêve de l’homme est à la fois d’être en tout et au-dessus de tout, et la sentence que l’on peut lire sur la tombe de Loyola : « Non coerciti maximum, contineri tamen a minimo »(1), peut aussi bien définir ce dangereux penchant à tout convoiter et à tout dominer que le pus haut et le plus bel état que l’homme puisse atteindre. Laquelle de ces deux interprétations choisir, c’est à la libre volonté de chacun d’en décider.
Hölderlin, Hypérion, Fragment Thalia, dans Œuvres, sous la direction de Philippe Jaccottet, Pléiade / Gallimard, 1967, p. 113 ; traduction P. Jaccottet.
- "Ne pas être limité par le plus grand et n'en tenir pas moins dans les limites du plus petit
15/08/2016 | Lien permanent
Hölderlin, Lettre à sa mère, dans Œuvres
À sa mère
Francfort, le .... novembre 1797
[...]
Vous me demandez quel est mon sentiment actuel, au moment où je vous écris. Pour parler franc je dois dire que je suis en désaccord avec moi-même. D'un côté le souci raisonnable de mon caractère qui supporte à peine les impressions contradictoires auxquelles m'expose ma situation et les besoins les plus justifiés de mon esprit semblent exiger que je quitte un état où se forment toujours deux parties, l'un pour et l'autre contre moi, dont l'un me rend presque exalté et l'autre très souvent morne, abattu et parfois un peu amer. Tel fut, tout au long de ces deux années, mon sort constant, et c'était inévitable, je l'avais nettement prévu dès les premiers mois. Sans doute, le mieux eût été de maintenir des rapports aussi vagues que possible avec les deux parties, en me tenant tranquillement à l'écart. Cela est faisable quand on vit chez soi, mais pas dans une position où l'on est forcé d'avoir de nombreuses relations. Vous pensez bien que, dans une situation que l'on tient à conserver, on ne peut pas toujours agir selon son idée. J'ai donc dû m'exposer plus ou moins aux rencontres de tout genre, chose inévitable pour n'importe qui dans une position comme la mienne, à moins de devenir un zéro complet. Or, je le répète, je suis convaincu que si je suis obligé de prolonger cette expérience de deux années, ce sera toujours plus ou moins au détriment de mon caractère et de mes forces ; mon devoir semble donc m'imposer le choix d'un état qui comporterait moins de dispersion. Je connaîtrais beaucoup moins de conflits de ce genre , si par exemple, je répartissais mon enseignement entre diverses maisons d'ici ou de Mannheim, ou d'une autre grande ville [...].
Hölderlin, Œuvres, publié sous la direction de Philippe Jaccottet, traduction des Lettres par Denise Naville, Pléiade, Gallimard, 1967, p. 429-430.
09/10/2014 | Lien permanent
Giogio Manganelli — Samuel Beckett
(à propos des poèmes de Beckett traduits en italien par J. Rodolfo Wilcox)
Des poèmes difficiles, non paraphrasables, obscurs ; élusifs et agressifs : ils infligent au lecteur une sorte d'agression sonore, une aigreur phonique louche et batailleuse. Il y a quelque chose de branlant et de lacéré, dans un anglais hérissé de consonnes, lourdement ambigu, où les mots se juxtaposent durement, sans le garde-fou d'aucune syntaxe. Il s'agit d'une langue mue par une fureur coprolalique et blasphématoire à peine contenue : elle oscille entre l'impiété intellectuelle et la sordide hilarité plébéienne, elle s'alimente au trouble mélange vocal, à la fois vulgaire et cultivé, que Joyce a le premier saisi dans les bordels de son Dublin biéreux et catholique.
Giorgio Manganelli, La littérature comme mensonge, traduction de l'italien par Philippe Di Meo, L'arpenteur, 1985, p. 108.
Roundelay
on all that strand
at end of day
steps sole sound
long sole sound
until unbidden stay
then no sound
on all that strand
long no sound
until unbidden go
steps sole sound
long sole sound
on all that strand
at end of day
(1976)
Samuel Beckett, Collected Poems, John Calder, London, 1984, p. 35.
Rondeau
tout au long de ce rivage
à la tombée du jour
seul bruit les pas
seul bruit longuement
jusqu'à s'arrêter sans raison
alors aucun bruit
tout au long de ce rivage
aucun bruit longuement
jusqu'à repartir sans raison
seul bruit les pas
seul bruit longuement
tout au long de ce rivage
à la tombée du jour
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope, traduit de l'anglais et présenté par Édith Fournier, Minuit, 2012, p. 36.
29/11/2014 | Lien permanent
Stamatis Polenakis, ”Les escaliers d'Odessa”, traduction de Myrto Gondicas
Viola d'amore
Olga, si je meurs aujourd'hui,
j'espère que demain tu m'oublieras.
Rappelle-toi seulement le bateau entre Odessa
et Trieste, un après-midi d'été
dans une vie lointaine, et, oublié même de Dieu,
l'orchestre qui jouait des chansons russes populaires
sur le port ; l'étudiant
Trofimov, qui voyageait avec nous
et qui plus tard a disparu en Sibérie.
Surtout rappelle-toi les mouettes,
elles étaient très blanches et elles nous ont accompagnés
tout au long du voyage, en volant plus vite
que les vagues même.
Ich sterbe, Olga.
Aujourd'hui je meurs pour toujours.
Stamatis Polenakis, "Les escaliers d'Odessa", traduction de Myrto Gondicas, dans la revue de belles-lettres, 2014, I, p. 71.
Annonce :
V E N D R E D I 7 N O V E M B R E à 19H À L'A C A D E M I E D'A R C H I T E C T U R E
LA VILLE SENSUELLE ECRITURE, FICTION, EXPERIENCE
UN ENTRETIEN AVEC JACQUES FERRIER ET PHILIPPE SIMAY MIS EN IMAGE PAR PAULINE MARCHETTI
NUMÉRO ZÉRO est une revue expérimentale à ciel ouvert qui s’intéresse à l’écriture comme processus de travail, en amont de sa formalisation définitive et sous toutes ses formes. C’est un laboratoire de création qui invite des écrivains et des artistes à participer pendant un an à des rencontres publiques mensuelles, à un site internet, à une édition papier, et à prendre en charge une rubrique dans chacun de ces formats. entrée gratuite Durée 1h L'entretien sera suivi d'une dégustation de vins en partenariat avec R'Vinum ACADEMIE D'ARCHITECTURE HOTEL DE CHAULNES 9 PLACE DES VOSGES 75004 PARIS |
07/11/2014 | Lien permanent
Rainer Maria Rilke, Correspondance
À Annette Kolb
Château de Duino, 24 janvier 1912
(…) le triste rôle qu’il [l’homme] joue dans l’histoire de l’amour : la seule force qu’il y montre, ou presque, c’est la supériorité que la tradition lui assigne, et celle-là même, il l’assume avec une négligence qui serait simplement révoltante, si la distraction, les absence de son cœur n’avaient eu souvent de grands motifs, qui le justifient en partie. Mais personne ne m’empêchera de voir ce que le rapport entre cette amante absolue et son pitoyable partenaire manifeste de façon définitive : à quel point tout ce qui est réalité, accompli, supporté d’un côté, celui de la femme, s’oppose à l’absolue insuffisance de l’homme en amour. Elle se voit décerner, si vous me permettez cette image banalement explicite, le diplôme de capacité d’amour, quand il n’a encore en poche qu’une grammaire élémentaire où la nécessité lui a fait apprendre quelques mots dont il forme à l’occasion des phrases, aussi belles, aussi exaltantes que les fameuses premières phrases des manuels de langue pour débutants.
Rainer Maria Rilke, Œuvre, III, Correspondance, édition Philippe Jaccottet, Seuil, 1974, p. 195-196.
29/09/2017 | Lien permanent
Vitezslav Nezval, Prague aux doigts de pluie
Nezval en 1919
Maïakovski à Prague
Entre les coiffeurs et les popes
Un athlète agile comme une antilope
Ses jeux préférés c'étaient
Les vers et le revolver à tambour
Qui veut de la vodka qui se bouche les intestins
Gauche gauche gauche
Quand Maïakovski vint à Prague
J'étais dans un théâtre au vestiaire
Haut-de-forme de maître de poste
Qu'il est impossible d'enlever
C'était futuriste
Comme nos vies brèves
Et comme ce passant superbe
Qui boirait de la jambe gauche
Il avait l'air trop sérieux pour un poète
Il était trop empâté pour une grenouille
Ah tout ce qui serait arrivé
Si la veste et la fiancée étaient de la même cuvée
C'était de la honte
Que naît la haine
Comme les éléphants il dédaignait toute chose
Plus le ciel est lointain plus il est monotone
Surtout dans les bars
Où n'importe qui admire le charlatan
Il l'avait vu danser à Harlem
Il aimait les palmiers autant que les pommes de terre
Des volets
Et Maïakovski est mort
Lui qui pleurait dès qu'il était seul
Tu connais cela et moi aussi je connais cela
Comme nous aimons Prague
Chaque fois qu'il venait quelqu'un de là-bas
Les tavernes et les ménages bouleversés
Et la Voltava tout à coup séduisante
Comme une baigneuse
Nous nous éloignons dans la nuit
À l'angle d'une rue Maïakovski agite son chapeau
Tu te jettes tête baissée
Dans des vers indéfinissables comme la nuit
Et Prague est de nouveau vivante
Le charme des blondes de la petite charcuterie
Comme les ouvrières sont belles
Et nous ne le savions pas
Tu marches et tu parles
Les perspectives défilent
Belles et usées
Comme ton manteau marron
Je connais dans les faubourgs un immeuble
Auquel il ressemble
Comme la poésie à la réalité
Et comme la réalité à la poésie sa demi-sœur
Vitezslav Nezval, Prague aux doigts de pluie, et autres poèmes (1919-1955), traduit du tchèque par François Kérel, Préface de Philippe Soupault, Les Éditeurs Français Réunis, 1060, p. 63-64.
23/12/2011 | Lien permanent