Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

15/05/2011

Marcel Duchamp, dans Georges Charbonnier, Entretiens avec Marcel Duchamp

 

 

Marcel Duchamp, à tort ou à raison, lorsqu’on pense à vous, lorsqu’on parle de vous, on est amené à penser que le mot art a eu pour vous des significations différentes ou, tout au moins, que vous n’avez pas toujours attaché à ce mot et au concept qui vient avec lui, la même valeur, la même force. Est-ce exact ?

 

images.jpegDans une grande mesure, c’est exact car j’ai toujours été frappé de la monotonie de compréhension du mot art qui était surtout fait d’une tradition, d’un siècle à l’autre ou d’un demi-siècle à l’autre demi-siècle. C’est-à-dire que le goût a joué beaucoup plus dans la signification du mot art que l’art comme je le comprends, l’art comme une chose beaucoup plus générale et beaucoup moins dépendante de chaque époque.

Le mélange de goût, dans la définition du mot art, est pour moi une erreur : l’art est une chose beaucoup plus profonde que le goût d’une époque, et l’art d’une époque n’est pas le gôut de cette époque. C’est très difficile à expliquer parce que les gens ne pensent pas qu’on puisse faire quelque chose autrement que par goût : on vit par son goût, on choisit son chapeau, on choisit son tableau.

Le mot art, d’ailleurs, étymologiquement, veut dire faire, tout simplement. "Faire avec", si vous voulez, et presque "faire avec les mains". Donc, l’art, c’est tout ce qui est fait avec la main, et généralement par un individu. Ce qui rend la chose bien différente de ce que l’on appelle le goût et l’acquiescement de toute une époque envers certains tableaux, certaines choses, n’est-ce pas… Et ça gêne énormément parce que le goût est une source de plaisir, et l’art n’est pas une source de plaisir. C’est une source qui n’a pas de couleur, qui n’a pas de goût. C’est ce qui se passe de 1850 à 1900, sans forcément avoir un intérêt quelconque, un goût quelconque. 

[…]

 

Marcel Duchamp, nous savons tous ou nous pensons tous savoir ce qu’est une œuvre d’art. À quel moment existe-t-elle et qui la fait ?

 

Exactement, je n’en sais rien moi-même. Mais je crois que l’artiste qui fait cette œuvre, ne sait pas ce qu’il fait. Je veux dire par là : il sait ce qu’il fait physiquement, et même sa matière grise pense normalement, mais il n’est pas capable d’estimer le résultat esthétique. Ce résultat esthétique est un phénomène à deux pôles : le premier c’est l’artiste qui produit, le second c’est le spectateur, et par spectateur, je n’entends pas seulement le contemporain, mais j’entends toute la postérité et tous les regardeurs d’œuvres d’art qui, par leur vote, décident qu’une chose doit rester ou survivre parce qu’elle a une profondeur que l’artiste à produite, sans le savoir. Et j’insiste là-dessus parce que les artistes n’aiment pas qu’on leur dise ça. L’artiste aime bien croire qu’il est complètement conscient de ce qu’il fait, de pourquoi il le fait, de comment il le fait, et de la valeur intrinsèque de son œuvre. À ça, je ne crois pas du tout. Je crois sincèrement que le tableau est autant fait par le regardeur que par l’artiste.

 

Mais on m’assure que l’art est un langage. Qui dit langage dit à la fois communication et volonté de communiquer. Je veux bien admettre que le peintre a quelque chose à dire, mais est-ce qu’il souhaite dire quelque chose à quelqu’un ? Est-ce que tous les éléments du dialogue sont réunis : deux interlocuteurs et la volonté d’échange ? Est-ce que ces éléments se trouvent réunis dans le phénomène "peinture" ou dans le phénomène "art" en général ?

 

images-1.jpegJustement. C’est ce que je veux dire. Supposez que le plus grand artiste du monde soit dans un désert ou sur une terre sans habitants : il n’y aurait pas d’art, parce qu’il n’y aurait personne pour le regarder. Une œuvre d’art doit être regardée pour être reconnue comme telle. Donc, le regardeur, le spectateur est aussi important que l’artiste dans le phénomène art.

 

[…]

 

 

Comment peut-on comprendre que la notion de prix soit attachée à la notion d’œuvre d’art ?

 Impossible à comprendre ! Et complètement ridicule, justement, d’attacher une étiquette. C’est antinomique en soi. L’œuvre d’art n’a pas de valeur numérique ou même d’ordre moral. Aucune. C’est une chose qui s’impose par sa présence, uniquement, et cette présence est telle qu’elle passe de siècle en siècle, est conservée comme une chose unique qui, donc, n’a pas de prix.

Le prix moral, le fait qu’une chose qui a été faite en 1530 soit encore visible aujourd’hui, est extrêmement curieux. Mais, enfin, il y aussi des circonstances qu’on pourrait presque analyser : la chance qu’une chose a de survivre. Ce que nous voyons, fait en 1530, n’est pas forcément ce qu’il y avait de mieux en 1530, mais cette chose a survécu. Comment a-t-elle survécu ? On pourrait l’analyser. Mais en 1530, il y avait probablement d’autres choses qui étaient faites, d’autres artistes qui n’ont pas survécu. Nous les avons perdus.

De là une conclusion un peu facile, mais très logique : c’est ce qu’on appelle le Louvre, le Prado, la National Gallery, ce sont des réceptacles de médiocrité.

 

Georges Charbonnier, Entretiens avec Marcel Duchamp [réalisés en 1960], Marseille, éditions André Dimanche, 1994, p. 11-12, 81-82, 88-89.