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Julien Bosc, De la poussière sur vos cils : recension
Les vers en exergue extraits de Dans la Conversation, recueil de Jacques Lèbre, orientent la lecture du livre : les corps gazés dans les camps de la mort ont été brûlés et « quelques-uns peuvent dire encore / [...] j’ai vu la fumée s’élever dans le ciel ». Le long ‘’poème prosé’’ de Julien Bosc n’est pas un récit, on y lit des « scories de l’innommable », les traces de ce que des témoins ont écrit, ce qui demeure pour nous de ce qu’ils ont vécu — « quelqu’un cette nuit écrit à partir d’une mémoire qui n’est pas la sienne ». Et d’abord un mur, mur de mémoire, « preuve » du passé et qui porte des noms : pour sa construction, sont énumérés tous les matériaux qui ont été utilisés au cours du temps en divers lieux pour bâtir un mur, marbre, pierre, banco, etc. Rien de tout cela ne convient, et à la question de sa matière une seule réponse : « — Telle la mémoire ? / — Tel le miroir sans tain de la souvenance oui. » Mais la parole sur ce qui fut semble impossible, il n’y aurait que « les mots creusés sur le vide », et cependant personne n’a, aujourd’hui, « le droit d’oublier ce que nous ne pouvons raconter ». C’est à partir de cette impossibilité qu’écrit Julien Bosc.
Ce qui peut être écrit l’est ici dans une forme particulière. Deux personnages, Lui et Elle, dialoguent dans divers lieux ; au début la nuit dans un pré, plus tard dans un hôpital pour la guérir de la folie née du souvenir de l’holocauste (« Elle perdit la raison »), puis dans un village « Entre la montagne et la mer ». Leurs échanges sont parfois accompagnés d’un commentaire et s’achèvent par un fragment en italique, introduit par le « Ô » du lyrisme et reprenant littéralement ou pour le sens ce qui précède. On pense à un livret d’opéra ou à une tragédie, avec dialogues, voix hors champ ou didascalies, intervention d’un chœur, et ce d’autant plus que les répliques sont toujours brèves, la syntaxe et le vocabulaire dépouillés, des fragments de dialogue répétés, la répétition se produisant aussi dans une réplique :
Jamais, jamais je n’ai pu, je n’ai pu jamais, jamais pu, jamais, mais malgré moi tout le temps, minute après minute, nuit et jour sans répit, ni rien, sans répit ni rien, ni rien pouvoir, rien pouvoir faire, rien pouvoir faire taire, à en devenir folle. Folle.
La folie naît du souvenir des camps de la mort, ceux de la ‘’solution finale’’, ce qu’explicite un seul échange :
— Votre nom est-il juif ?
— Oui.
— Êtes-vous juif ?
— Oui.
— Êtes-vous innocent ? Êtes-vous coupable ?
Réponse qui ne peut être entendue : une pierre « est-elle innocente ou est-elle coupable ? ».
La seule amorce de récit du livre est présentée comme un rêve par l’homme, elle décrit un lieu d’où l’on ne peut sortir, un couloir, où des chiens dévorent le visage et le nom, métaphore de l’identité à faire disparaître. Les images de destruction brutale abondent dès l’ouverture ; le dialogue évoque d’abord une porte et des fenêtres, pourtant il ne s’agit pas d’une maison, d’un refuge, la clef est perdue, une main broyée, les yeux aveugles, l’ordre même de la nature défait avec le « givre incandescent ». La poussière sur les cils ? non, ce sont les cendres qui retombent, et avant la mort ce sont les fils barbelés, la langue tranchée, le nom broyé, « les wagons de la mort et la folie dans les wagons ».
Que reste-t-il après « la nuit du retour sans retour » ? Le livre pourrait s’achever sur des questions comme celles-ci, « Quel témoin ? Le témoin du récit ? Quel récit ? » Il reste des noms, des noms inscrits sur un mur, dans la mémoire, et reste donc « le récit d’un mur ». Le hasard des publications a mis sur ma table le livre de Julien Bosc et un entretien de Philippe Beck, ‘’Dialogue de la poésie avec la prose testimoniale’’(1) ; j’en détache pour conclure quelques lignes, qui disent aussi la nécessité pour la poésie d’écrire après les témoins : « Les proses de témoignage (le réel prosant et prosé) en disent toujours plus. C’est l’excès qui demande la poème, selon moi, et en réponse aux vers de Celan : « Niemand / zeugt für den / Zeugen. » (« Gloire de cendres », dans Renverse du souffle). « Nul / ne témoigne pour le / témoin. » Le poète ni le romancier ne témoignant à la place du témoin, et cela se dit en vers libres ; le « témoin » est rejeté après le deuxième vers — le suspens est catégorique. Mais le témoin n’est pas seul et sa prose est précédée, parlée déjà ; elle doit être continuée. »
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1. ‘’Dialogue de la poésie avec la prose testimoniale’’, entretien de Philippe Beck avec Frédéric Detue, dans Europe, ‘’Témoigner en littérature’’, janvier-février 2016, p. 221-235. L’ensemble du numéro, dès l’introduction de Frédéric Detue et Charlotte Lacoste, est remarquable.
Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, La tête à l'envers, 2015, 13, 50 €.
Cette note a été publiée dans Sitaudis le 5 février 2016.
20/02/2016 | Lien permanent
Des Objectivistes au Black Mountain College : recension
Mary Oppen, George Oppen, Carles Reznikoff
Les poètes objectivistes ont été introduits en France grâce à Serge Fauchereau, en 1968, et un dossier leur a été consacré par la revue Europe en juin-juillet 1977 ; depuis, les traductions se sont succédé et l'on dispose maintenant de tout ou partie des œuvres de Louis Zukofski (1904-1978), George Oppen (1908-1984), Charles Reznikoff (1894-1976) — seul Carl Rakosi (1903-2004) est encore peu traduit(1). Le terme d'"objectivisme" a été introduit par Zukofsky en 1931 dans un numéro de la revue Poetry, qui réunissait les quatre poètes et leur aîné William Carlos Williams.
Deux conférences de Philippe Blanchon suivent le parcours de Zukofsky et de George Oppen et, en même temps, dégagent les traits communs à des personnalités assez différentes qui n'ont jamais constitué un mouvement ; leur but était bien de restituer le mieux possible le réel, « par le travail sur le vers , son rythme ». Le poème devait donc avoir pour matériaux le concret de la vie quotidienne, le travail, la ville et, ainsi, restituer quelque chose du monde ; c'était inscrire la poésie dans la lignée d'Ezra Pound, soutien actif des jeunes poètes. Zukosky était par ailleurs profondément imprégné de musique et « cherchera à trouver un équivalent, dans le vers, à la révolution contrapuntique », suivant ce que créait par exemple John Cage. Ce n'est pas pour autant qu'il ignorait ou négligeait les expériences poétiques anciennes : il lisait et traduisait Catulle ; il était également féru de philosophie (Spinoza) et citait volontiers Shakespeare et Joyce. Ce qui lui paraissait essentiel, « c'est qu'une technique maîtrisée, élaborée, n'entravera jamais la liberté d'un créateur. » Oppen, quant à lui, se caractérise par « un regard absolument subjectif [...] en sa modernité sans concession » et par « une quête obsessionnelle du réel ». Il a peu écrit, éloigné pour des raisons économiques, puis politiques — fiché comme marxiste par le maccarthysme —, exilé avec deux « points d'ancrage », la mer et son épouse Mary. On appréciera ici la publication de photographies du couple, prises au cours de leur vie au Beausset, près de Toulon ; c'est là que Mary et George ont fondé l'éphémère maison d'édition To Publishers, ce que raconte Mary Oppen dans ses souvenirs dont quelques pages sont traduites.
Louis Zukofsky
Carl Rakosi
La démarche de Charles Reznikoff, décrite précisément par Éric Giraud, est singulière : il dépouillait des centaines de pages d'annales juridiques pour écrire des « micro-fictions en vers [...] sous la forme d'une poésie narrative, cinématographique ». Ce matériau met en lumière la violence d'une société, les faits d'injustice, la féroce exploitation des ouvriers, et chaque fois il s'agit de faits livrés sans discours : Reznikoff mettait en rythme la prose juridique, créant une langue poétique « non poétisante ». Dans la partie "documents", Éric Giraud traduit avec Holly Dye des extraits de My Country, 'Tis of thee et Philippe Blanchon un court poème, "Un Anglais en Virginie", composé d'après les écrits du navigateur John Smith, fondateur d'une colonie en Virginie. Carl Rakosi, qui n'a connu ni Oppen ni Reznikoff, partageait cependant avec eux et Zukofsky certains principes dans sa poésie : l'emploi du vers libre et le souci du rythme, la disparition du sujet lyrique, le refus de la métaphore, l'extrême attention à ce que « l'on voit et entend dans un réel urbain » — on lira dans les documents la traduction de deux poèmes.
Un chapitre est réservé au "Black Mountain College", d'abord parce que c'est grâce à la revue de cet établissement d'enseignement supérieur que les objectivistes ont été vraiment connus à partir des années 60. Contemporaine des premiers textes des objectivistes, sa fondation en 1933 a été un acte politique, lié aux pratiques du Bauhaus (fermé par les nazis en 1933) ; il s'agissait, en constatant l'état de la société américaine, de changer la formation intellectuelle : en même temps que les arts, les lettres, les sciences humaines et les sciences, ne pas négliger le travail de la main ; par exemple, Anni Albers (qui fut au Bauhaus), enseigna l'art du tissage. Éric Giraud retrace l'histoire de cette école, dirigée par Josef Albers (peintre), puis par le poète Charles Olson jusqu'à sa fermeture, et où enseignèrent aussi bien Ossip Zadkine que Robert Motherwell, où furent étudiants Cy Twombly et Robert de Niro. En lisant ce livre roboratif, on rêvera de voir se développer de telles écoles, dont le projet déborde singulièrement l'étriqué programme de la maîtrise des "fondamentaux"et, ensuite, une pseudo interdisciplinarité.
Des Objectivistes au Black Mountain College, Conférences et documents, La Nerthe / École supérieure d'art de Toulon Provence Méditerranée, 2014, 124 p., 10 €.
Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 3 novembre 2014
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(1) On lira un dossier d'Auxeméry et sa traduction de poèmes et de proses de Carl Rakosi dans Poezibao (27 mai 2013).
08/12/2014 | Lien permanent
Christian Prigent, La langue et ses monstres : recension
Il est réconfortant de constater que la littérature, la poésie suscitent toujours des études théoriques de la part des poètes (et non des moindres) : Nathalie Quintane (Les années 10, La Fabrique), bientôt, Philippe Beck (Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, en janvier 2015)(1), et Christian Prigent ; c'est dire que la nécessité de la théorisation est bien vivante ! La nouvelle édition de La Langue et ses monstres poursuit un travail de lecture et de réflexion ancien ; sorti en 1989, le livre réunissait 11 essais écrits entre 1975 et 1991, 8 s'ajoutent aujourd'hui consacrés à des "monstres" vivants (Éric Clémens, Bernard Noël, Jude Stéfan) ou non (Artaud, Jouve, Pasolini, Ponge, Tarkos). Parallèlement aux livres de poésie et de fiction, Prigent a régulièrement publié des essais sur des poètes (par exemple, Denis Roche, en 1975) et sur des peintres, et l'on peut aussi lire de nombreux textes théoriques, réunis sous le titre silo, sur le site des éditions P.O.L.
La langue et ses monstres, ce sont des travaux pratiques qui prennent pour objet une œuvre, un recueil ou, plus rarement, un poème : points de départ pour analyser comment tel poète travaille la langue — et la singularité de ce travail fait de chacun de ces poètes un "monstre". Le livre s'ouvre sur un avertissement qui donne un mode d'emploi : la lecture à partir de ses « préoccupations d'écrivain » a conduit Prigent à des questions qui s'enchaînent ; la première devrait être au centre de toute lecture, « de quoi parlent ces œuvres qui nous mènent « au bord de limites où toute compréhension se décompose ? » [Bataille] » (9), et il s'agit par le « déchiffrement » de leurs intentions de « mieux évaluer ce dont on parle en fait quand on parle de littérature » (9). Tâche nécessaire, hygiénique.
Le livre s'ouvre avec un essai sur Gertrude Stein au titre provocateur, "Nous ne savons pas lire" ; Stein oblige à abandonner ce à quoi le lecteur a été formé, la lecture qui cherche un/le sens et construit vaille que vaille un récit. Le refus d'exprimer quelque chose selon un ordre, quel qu'il soit, ne permet pas au lecteur d'intégrer dans un cadre familier les « infimes mouvements de syntaxe, sans axe, sans progression linéaire » (19) qui sont un des caractères de l'écriture de Stein — les repères sont mêlés, après une digression le propos principal est oublié, les répétitions abondent, etc. Comme l'écrit Stein, « Ce qui est intéressant, c'est quand il ne se passe rien. » (cité p. 29) La question essentielle de la lecture — de la lisibilité — est à nouveau abordée dans la dernière étude, qui concerne Christophe Tarkos ; lui et d'autres, apparus autour de 1995, « forc[...]ent à réapprendre à lire. » (298) Rien ne semble pourtant gêner la lecture, en déranger les habitudes : une syntaxe simple, un vocabulaire courant. Mais l'évidence des énoncés, sous la forme de descriptions, listes, etc., n'est qu'apparente ; Prigent analyse la manière dont Tarkos « vide la capacité de signifiance des énoncés mobilisés. » (305) ; restent le « mouvement de l'écriture » (302), l'engendrement d'« une matière verbale traitable en tant que telle » (303).
On aurait pu retenir d'autres essais ; ainsi Prigent conclut à propos de Novarina, « La langue qui s'écrit est [...] moins une langue que l'engendrement d'une langue ; c'est une dynamique qui fait sens, non ses produits. » (160-161) C'est toujours la question de la lisibilité de la littérature qui est posée — on ne peut que renvoyer à d'autres réflexions sur ce sujet(2). Mais puisque la lecture, d'une manière ou d'une autre, est freinée, déçue, c'est évidemment la relation de l'écrit aux choses, au réel qui est au centre de ces textes. Lire les "monstres" (et les analyses qui les concernent aident à le faire), c'est comprendre qu'à l'opacité du monde répond une obscurité analogue dans la littérature. Tous les discours qui enveloppent le quotidien de chacun, comme toutes les images qui l'envahissent, construisent une représentation fausse de la réalité. C'est là la grande illusion : la réalité apparaît stable, ordonnée, pleine, faite de blocs signifiants, de lieux communs acceptés quels que soient les sujets abordés. En un mot, lisible.
Cette lisibilité enferme dans des schémas convenus et triomphe, à peu de choses près, dans ce qui est donné dans la société comme littérature — le modèle de la lisibilité étant l'explication de texte à l'école qui réduit la poésie au (néo)lyrisme ou à un formalisme de bon ton (les contraintes oulipiennes). Le refus dans l'écriture de la représentation toujours déjà symbolisée de la vie écarte plus ou moins fortement — voir Rimbaud mythologisé. Que font Stein, Tarkos, Novarina et les autres ? Ils partent du fait que la réalité est un chaos, et qu'il est impossible de restituer, sinon par des effets de réel, quelque chose de l'expérience singulière de la vie ; un livre n'est pas, n'est jamais la vie diverse, bigarrée, plurielle, mélange continu, mouvement incessant : passage.
Rien ne s'écrit qu'on puisse désigner par "poésie", "littérature", qui ne tente pas de mettre à mal l'unicité des représentations dominantes, et pour ce faire il s'agit bien de « trouver une "langue" dans laquelle la tension est le plus méticuleusement possible maintenue entre le désastre du sens et la constitution des représentations sensées. » (267). Cette langue, même maternelle, devient quelque peu étrangère, comme celle de Novarina « au bord de l'idiolecte » (151), de Maïakovski avec sa « violente gutturalisation » (56), d'Artaud avec ses « glossolalies » (198), etc. Pour cela, La Langue et ses monstres est aujourd'hui un de ces livres nécessaires qui analyse clairement en quoi la littérature est toujours politique, c'est-à-dire a à voir avec la vie de la cité.
Christian Prigent, La langue et ses monstres, P. O. L, 2014, 320 p., 21, 90 €.
Recension parue sur Sitaudis le 11 décembre 2014
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1. Philippe Beck prépare également un autre essai, Qu'est-ce que la poésie ?, à paraître dans la collection Folio de Gallimard.
2. B. Gorrillot, A. Lescart (dir.), L'illisibilité en questions, avec M. Deguy, J-M Gleize, C. Prigent, N. Quintane, Septentrion, 2014.
15/12/2014 | Lien permanent
Leopardi, L'infini, traductions de Ph. Di Meo, Yves Bonnefoy, Michel Orcel, R. de Ceccaty
Toujours chère me fut cette colline solitaire,
et cette haie, qui pour une si grande part
dérobe le dernier horizon au regard.
Mais assis, fixant au-delà de
celle-ci des espaces illimités, et de surhumains
silences, une très profonde quiétude,
en mon esprit je recrée ; où peu s'en faut
que le cœur ne s'épouvante. Et comme j'entends
bruire le vent parmi ces arbres,
je vais comparant cet infini silence
à cette voix : et de l'éternel,
et des saisons mortes, et de la présente,
si vive, et de son timbre, je me souviens.
Ainsi, dans cette immensité s'abîme ma pensée :
et dans cette mer il m'est doux de naufrager.
Sempre caro mi fu quest'ermo colle,
e questa siepe, che da tanta parte,
dell'ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
spazi di là da quella, e sovrumani
silenzi, e profondissima quiete
io nel pensiero mi fingo ; ove per poco
il cor non si spaura. E come il vento
oco stormir tra queste piante, io quello
infinito silenzio a questa voce
vo comparando : e mi sovvien l'eterno,
et la morte stagioni, e le presente
e viva, e il suon di lei. Cosí tra questa
immensità s'annega il pensier mio :
e il naufragar m'è dolce in questo mare.
Leopardi, L'infini, traduction de l'italien par Philippe
Di Meo, Le Cadran Ligné, 2012, n. p., 3 €.
Collection de livres d'un seul poème, Catalogue et Bon de commande :
Laurent Albarracin, "Le Mayne, 19700 Saint-Clément.
Trois autres traductions [éditions sans le texte italien]:
Toujours chère me fut cette colline
Solitaire, et chère cette haie
Qui refuse au regard tant de l'ultime
Horizon de ce monde. Mais je m'assieds,
Je laisse aller mes yeux, je façonne, en esprit,
Des espaces sans fin au-delà d'elle,
Des silences aussi, comme l'humain en nous
N'en connaît pas, et c'est une quiétude
On ne peut plus profonde : un de ces instants
Où peu s'en faut que le cœur ne s'effraie
Et comme alors j'entends
Le vent bruire dans ces feuillages, je compare
Ce silence infini à cette voix,
Et me revient l'éternel en mémoire
Et les saisons défuntes, et celle-ci
Qui est vivante, en sa rumeur. Immensité
E, laquelle s'abîme ma pensée.
Naufrage, mais qui m'est doux dans cette mer
Yves Bonnefoy, Keats et Leopardi, quelques traductions nouvelles,
Mercure de France, 2000, p. 43.
*
Toujours tendre me fut ce solitaire mont,
Et cette haie qui, de tout bord ou presque,
Dérobe aux yeux le lointain horizon.
Mais couché là et regardant, des espaces
Sans limites au-delà d'elle, de surhumains
Silences, un calme on ne peut plus profond
Je forme en mon esprit, où peu s'en faut
Que le cœur ne défaille. Et comme j'ois le vent
Bruire parmi les feuilles, cet
Infini silence-là, et cette voix,
Je les compare : et l'éternel, il me souvient,
Et les mortes saisons, et la présente
Et vive, et son chant. Ainsi par cette
Immensité ma pensée s'engloutit :
Et dans ces eaux il m'est doux de sombrer.
Leopardi, Chants, traduction, présentation, notes,
chronologie et bibliographie par Michel Orcel,
préface de Mario Fusco, Flammarion / GF,
2005, p. 103.
*
J'ai toujours aimé ce mont solitaire
Et ce buisson qui cache à tout regard
L'horizon lointain. Mais quand je m'assieds
Pour mieux observer, je me représente
Au fond de mon cœur l'espace au-delà :
Calme surhumain, très profonde paix.
Pour un peu, je suis perdu d'épouvante
En entendant geindre, entre les feuillages,