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Henri Michaux, Connaissance par les gouffres

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                 I. Comment agissent les drogues

 

                                                      Les drogues nous ennuient avec leur paradis.

                                                      Qu'elles nous donnent plutôt un peu de savoir.

                                                       Nous ne sommes pas un siècle à paradis.

 

   Toute drogue modifie vos appuis. L'appui que vous preniez sur vos sens, l'appui que vos sens prenaient sur le monde, l'appui que vous preniez sur votre impression générale. Ils cèdent. Une vaste redistribution de la sensibilité se fait, qui rend tut bizarre, une complexe, continuelle redistribution de la sensibilité. Vous sentez moins ici et davantage là. Où «  ici» ? Où « là » ? Dans des dizaines d'« ici», dans des dizaines de « là », que vous ne vous connaissiez pas, que vous ne reconnaissez pas. Zones obscures qui étaient claires. Zones légères qui étaient lourdes. Ce n'est plus à vous que vous aboutissez, et la réalité, les objets mêmes, perdent leur asse et leur raideur, cessent d'opposer une résistance sérieuse à l'omniprésente mobilité transformatrice.

   Des abandons paraissent, de petits (la drogue vous chatouille d'abandons), de grands aussi. Certains s'y plaisent. Paradis, c'est-à-dire abandon. Vous subissez de multiples, de différentes invitations à lâcher... Voilà ce que les drogues fortes ont en commun et aussi que c'est toujours le cerveau qui prend les coups, qui observe ses coulisses, ses ficelles, qui joue petit et grand jeu, et qui, ensuite, prend du recul, un singulier recul.

 

 

Henri Michaux, Connaissance par les gouffres (1967), dans Œvvres poétiques, III, édition établie par Raymond Bellour et Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 3.

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04/11/2013 | Lien permanent

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé

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                            Le lac près de l'Opéra

 

   En promenade. À partir de la place de l'Opéra, où quelque autobus a dû me transporter, faisant quelques pas dans une rue médiocre, qui en traverse une plus large, je me détache progressivement des grandes artères et des boulevards dont j'entends encore faiblement la rumeur s'amenuisant... Soudain je débouche sur une vaste étendue d'eau, dont je ne fais qu'entr'apercevoir l'autre rive dans le lointain, avec ses baies, ses plages, ses criques, ses villas éparses ou groupées.

   Comment ! Un lac ! Si près de l'Opéra ! Je n'en reviens pas.

   Il est vrai que je prends souvent les mêmes autobus, sur les mêmes trajets, un peu en maniaque, qui n'accepte pas d'être longtemps détourné de sa vie propre. Tout de même ! À ce point ! C'est impardonnable ! Depuis des dizaines d'années que je vis à Paris... Enfin, je l'ai trouvé. Et cet horizon ! Justement ce qui manquait à ce cette capitale un peu usée... et sans chercher détails ni explications, je me laisse envahit et gonfler de la joie inespérée. Quel avenir ! Une existence nouvelle va commencer.

   L'impression a tellement pénétré en moi que, réveillé, je ne m'en réveille pas tout à fait, et sans doute je n'y tiens pas, j'aurais trop peur de retrouver une ville où, à nouveau, un lac manquerait. Je reste sans bouger, méfiant, sachant que malgré la certitude encore persistante d'un lac proche et presque à ma porte, il est préférable que je ne lève pas le petit doigt, que je ne me livre (mot si juste) à aucun acte, le plus petit geste en ces heures matinales étant parfois capable d'entamer et de recouvrir en un rien de temps les plus grandes découvertes de la nuit et de vous reconduire illico au strict quotidien.

 

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé, [1969] dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 482.

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20/05/2012 | Lien permanent

Henri michaux, Nous deux encore

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                               Nous deux encore

 

   Air du feu, tu n’as pas su jouer.

   Tu as jeté sur ma maison une toile noire. Qu’est-ce que cet opaque partout ? C’est l’opaque qui a bouché mon ciel. Qu’est-ce que ce silence partout ? C’est le silence qui a fait taire mon chante.

 

   L’espoir, il m’eût suffi d’un ruisselet. Mais tu m’as tout pris. Le son qui vibre m’a été retiré.

 

   Tu n’as pas su jouer. Tu as attrapé les cordes. Mais tu n’as pas su jouer. Tu as tout bousillé tout de suite. Tu as cassé le violon. Tu as jeté une flamme sur la peau de soie pour faire un affreux marais de sang.

 

   Son bonheur riait dans son âme. Mais c’était tromperie. Ça n’a pas fait long rire.

 

   Elle était dans un train roulant vers la mer. Elle était dans une fusée filant vers le roc. Elle s’élançait quoique immobile vers le serpent de feu qui allait la consumer. Et fut là tout à coup, saisissant la confiante, tandis qu’elle peignait sa chevelure, contemplant sa félicité dans la glace.

 

   Et lorsqu’elle vit monter cette flamme sur elle, oh...

 

Dans l’instant la coupe lui a été arrachée. Ses mains n’ont plus rien tenu. Elle a vu qu’on la serrait dans un coin. Elle s’est arrêtée là-dessus comme sur un énorme sujet de méditation à résoudre avant tout. Deux secondes plus tard, deux secondes trop tard, elle fuyait vers la fenêtre, appelant au secours.

   Toute la flamme alors l’a entourée.

 

[...]

 

Henri Michaux, Nous deux encore [1948], dans Œuvres complètes, II, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 149-150.

 

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10/06/2015 | Lien permanent

Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937

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Je ne suis pas encore mort, encore seul,

Tant qu'avec ma compagne mendiante

Je profite de la majesté des plaines,

De la brume, des tempêtes de neige, de la faim.

 

Dans la beauté, dans le faste de la misère,

Je vis seul, tranquille et consolé,

Ces jours et ces nuits sont bénis

Et le travail mélodieux est sans péché.

 

Malheureux celui qu'un aboiement effraie

Comme son ombre et que le vent fauche,

Et misérable celui qi, à demi-mort,

Demande à son ombre l'aumône.

 

Janvier 1937, Voronèje

 

Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduction Philippe Jaccottet de ce poème, postface de Florian Rodari, La Dogana, 2011 [1994], p. 121.

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24/03/2014 | Lien permanent

Giorgio Caproni, Le mur de la terre

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Anniversaire

 

Je les avais salués

tous, l’un après l’autre.

En fait, j’ignorais

si je reviendrais.

Sur la route, je me suis retourné

avant d’obliquer à droite.

Personne (pas même moi) ne s’était

montré à la croisée.

 

Moi aussi

 

Moi aussi j’ai essayé.

Ce fut toute une guerre

d’ongles. Mais maintenant je le sais.

Personne ne pourra jamais trouer

le mur de la terre.

 

Giorgio Caproni, Le mur de la terre,

traduction Philippe Di Meo, Atelier

La Feugraie, 2002, p. 145, 85.

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19/10/2016 | Lien permanent

Bartolo Cattafi, Mars et ses ides

Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, pierre, mouvement, gris, mélancolie

Une pierre

 

Un geste de courage

lancé dans le vent

une pierre roulant lentement tout au long de son trajet

qui dans sa plénitude se reconnaît

et admire ses arêtes

puis émerge comme un marbre depuis la mêlée

ton front

blanc prend peur

inerte défaite poussiéreuse

tombée à tes pieds

mais retentissante

après t'avoir touché.

 

Gris

 

Dans ce temps dans ce gris

j'ouvre la porte

j'y entre aisément

comme une goutte dans la mer

mon visage est gris

comme les vêtements qui couvrent

le gris de mon corps

mon âme se montre

aux fenêtres des yeux

avec une part de gris

puisque le reste est encore

charbon non consumé.

 

Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, traduit de l'italien par

Philippe di Meo, Héros Limite, 2014, p. 13, 53.

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21/10/2014 | Lien permanent

Roberto Deidier (1965), Une saison continue

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       Matinal

 

Il est un sentier incurvé

le long du pli de l’oreiller

avide et souterrain il descend

jusqu’à un cosmos qu’il ne sait distinguer.

 

Dans le métro l’attention

me contient, les yeux ouverts,

où plus dense est la toile d’araignée

du matin. Chaque station

connue conjugue mes journées

sur le rythme lent du réveil.

J’ai un rendez-vous avec la langue,

les couleurs du trajet

sont des instants à interpréter.

 

Roberto Deidier, Une saison continue, traduction

Philippe di Meo, La NRF, janvier 2008, p. 159.

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07/12/2020 | Lien permanent

Jules Renard, L'Œil clair

 

jules renard,l'œil clair,le poète

                                  La visite au poète

 

— Nous allons voir un poète, dis-je à Philippe. Oui, M. Ponge, à Viresac, est un poète. Vous ne le saviez pas ?

    Non, monsieur.

— M. Ponge fait des vers. J’en ai lu ; vous aussi, Philippe, dans le petit journal du canton.

— Je ne me rappelle pas.

— Nous avons un poète à quatre kilomètres d’ici.

— Ça se peut bien. Est-ce qu’on prend les fusils ?

— Oui, nous chasserons à l’aller et au retour.

On part et je tue en route une tourterelle ; c’est un beau coup de fusil, digne d’un chasseur qui fait une visite à un poète.

Je n’ai jamais vu M. Ponge.

    Je connais un homme qui porte ce nom, dit Philippe, je l’ai même vu aux foires ; mais ça ne peut pas être votre poète. C’est un paysan qui ne marque pas mieux que moi.

Il se renseigne à la première maison du village.

Un vieux, assis devant sa porte, se dresse, donne une poignée de main à Philippe et dit l’air tragique :

    Il est mort !

— Merci, mon vieux.

Et le vieux se rassied, tout souriant.

— Il n’a plus sa tête, me dit Philippe.

Plus loin un autre vieux, dont la peau semble de papier, nous dit :

    Je vois bien que vous cherchez des lièvres.

— Nous cherchons M. Ponge.

— Là-bas, tenez ! au bout du village, aux dernières maisons, près de la fontaine. Vous ne le trouverez peut-être pas chez lui ; à cette heure de la journée, il est dans les champs, il garde sa vache, mais il ne s’écarte pas beaucoup de sa maison.

— Il garde sa vache lui-même ?

— Comme tout le monde !

Le village du poète n’a pas, ce soir, un goût de rose, et les gens de Viresac ne paraissent point incommodés, l’habitude ! Une vieille femme qui abat des prunes nous crie de son échelle :

— Voilà un homme qui court derrière vous !

Comme je me retourne, l’homme, en bras de chemise, s’arrête, boutonne son gilet, et nous dit :

— On m’a prévenu que vous me demandiez ; excusez-moi, j’aidais à finir une couverture de paille, là, tout, tout près. Vous me faites bien de l’honneur.

Il nous invite à entrer dans sa maison. Philippe écoute, son fusil entre les jambes. Il ne se croit pas dans la maison d’un poète et il garde sur sa tête un chapeau qu’il n’ôterait qu’à l’église où il ne va jamais.

Le poète, chétif, maigre, âgé d’une quarantaine d’années, paraît ému. Sa figure serait plus expressive, sans doute, si, d’un coup de peigne, il relevait ses cheveux gris de poussière et dégageait un  peu le front haut et étroit. Il s’applique à bien parler, et comme il n’a passé que par l’école primaire, ses fautes de langage éclatent. Le mot « littérature » échappe de sa bouche avec des sonorités bizarres. L’a est énorme, coiffé d’accents circonflexes comme d’un vol de corneilles.

Il a toujours aimé la littérature, mais la prose plus que la poésie. C’est du régiment, parce qu’il avait des heures de reste, que l’idée lui vint de se lancer.

— Si j’avais poussé mes études, étant jeune, dit-il, j’aurais fait quelque chose. Je ne peux écrire des vers que pour mon plaisir personnel. Je ne sais pas si on veut me flatter, mais des gens qui s’y connaissent me trouvent de l’imagination.

Je n’ose lui dire : faites voir vos vers.

Il a pris part à un concours organisé par une revue de poésie. Il me montre une brochure bleue, et je reconnais une de ces petites revues qui vivent de cette espèce de concours parce qu’un abonnement y donne droit au moins à une mention. C’était en l'honneur de Lamartine. La liste des membres du jury, Sully Prudhomme en tête, est interminable.

— Je n’y vois pas votre nom, me dit le poète ; vous ne travaillez que pour la prose ?

— Oui, dis-je, mais ça ne m’empêche pas d’aimer la poésie, au contraire.

Il avait adressé des vers et des proses. Les vers sont classés, les proses n’ont obtenu qu’une mention.

Étant poète il croit que c’est aux vers qu’on a  donné la meilleure récompense, et il m’indique son nom perdu dans une foule d’autres imprimés en petits caractères presque illisibles.

— Je garde le papier pour les enfants, dit-il. Plus tard, ils seront satisfaits.

Précisément deux gamins écoutent sur le pas de la porte ouverte.

— Eh bien ! dit le poète, est-ce qu’on se présente comme ça au monde ? Voulez-vous dire bonjour !

Ils ne veulent pas.

Une femme entre, va et vient, sans dire un mot, et disparaît. Je saurai plus tard que c’était Mme Ponge.

C’est assez pour une première visite. Quand je me lève, le poète, devinant, à ma réserve, que j’ai voulu le mettre en garde contre les espoirs irréalisables, me dit, avec une prudente finesse :

— Oh ! moi, je m’occupe de ça pour m’amuser, j’ai mon bien à faire valoir. Je ne suis pas un poète de métier, je suis un agriculteur.

Je quitte cette maison obscure, où, sans l’éclairer ni l’enrichir, viennent d’être cités les plus glorieux noms de la poésie française.

Philippe, qui n’a fait que regarder un fusil rouillé pendu au plafond, me dit, en dehors :

— Il faut que ça le tienne rudement serré pour qu’il écrive le soir, à la veillée, au lieu d’aller se coucher ; moi, je ne pourrais pas.

    Vous ne le reconnaissez donc plus ?

    Si.

    Vous ne lui avez rien dit ?

    Je n'aurais jamais cru, répond Philippe, qu’un homme comme lui, c’était un poète.

 

Jules Renard, L’Œil clair [1913], collection L’imaginaire, Gallimard, 1998, p. 74-77.

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15/09/2011 | Lien permanent

Pierre Vinclair, Idées arrachées : recension

 

 

 

 

 

 

 

 

pierre vinclair,idées arrachées : recension

 

Pierre Vinclair construit ses idées sur l’écriture en lisant et analysant des auteurs de référence (T. S. Eliot, J. Ashbery ), ce qui aboutit pour chacun à un livre (Terre inculte, 2018, Autoportrait de John Ashbery, 2022 ) ou, au fil du temps, les "arrache" en lisant des parutions récentes : c’est le cas dans cet ouvrage qui reprend des textes parus dans des revues auxquelles il collabore régulièrement, de Catastrophes à Pozibao et Sitaudis, deDiacritik à Europe et Acta Fabula ; d’autres contributions s’ajoutent, entretiens, articles, préface. Les textes repris sont parfois anciens, comme un article de 1979, à propos de la traduction d’un poème chinois, remanié ici et augmenté. Ils sont regroupés en sept ensembles de dimension inégale : Geste du poème, Poétique de la prose, L’œuvre en question, Philosophie des genres, Face à la catastrophe, Échafauder Babel, Portrait du critique en arracheur de dents. Le livre s’achève avec trois index (notions, noms propres, revues et maisons d’édition). La diversité des domaines abordés, même si un fil les relie, déborde les limites d’une note de lecture et l’on se limite à lire le premier ensemble.

Dans tous ses livres, Vinclair n’oublie jamais la réalité vécue, y compris le moment où il entreprend telle lecture : on sait bien que le même livre n’est pas lu de la même manière à tel ou tel âge. Il se situe également dans le temps par rapport aux membres de sa famille, point d’ancrage aussi dans ses poèmes. Vie personnelle et connaissance d’une œuvre peuvent être étroitement liées ; ici, le lecteur apprend qu’il entreprend la lecture des Nouvelles Impressions d’Afrique de Raymond Roussel en 2000 alors qu’il est né en 1982. Il avoue n’avoir rien compris et son entrée en classes préparatoires en 2001 le fait renoncer à entreprendre une nouvelle lecture. Parallèlement, il découvre Roubaud et il lit La Vie mode d’emploi de Georges Perec où il retrouve le nom de Roussel. C’est le choix d’un sujet de maîtrise à partir de Foucault qui le ramène à Roussel par l’étude (Raymond Roussel) qu’a publiée le philosophe en 1963. Ce détour de Vinclair, peut-être un peu long, vise me semble-t-il à insister sur l’importance des conditions dans lesquelles on lit une œuvre. La construction des Nouvelles Impressions d’Afrique, avec ses parenthèses dans les parenthèses, ses rejets, la complexité des rapports syntaxiques, les métaphores, etc., empêche, écrit Vinclair, « la synthèse sémantique dont j’ai l’habitude et à laquelle je crois souvent avoir un droit légitime. » L’incompréhension de la première lecture n’est sans doute pas étrangère au choix du vers de Roussel dont la suite est longuement commentée : Lire souvent égale être leurré, témoin : » — Vinclair conclura de son côté « les livres sont des puzzles truqués ».

 

Ce que Vinclait répète sous différentes formes, c’est que « le poème fabrique son sens », qu’il n’est écrit pas pour "exprimer" une idée. De là la nécessité, dans la lecture, d’être attentif à la construction d’un poème, aux jeux de langage, à l’ordonnance des sons, aux images, au détail de la syntaxe. Il retient par exemple, dans plusieurs livres de Savitzkaya la question de l’adresse, introduite par "à", comme dans "à Marie" et, notant l’ambiguïté de l’emploi de la préposition pour marquer le temps ou le lieu, il propose de lire un poème comme "une pièce de théâtre" aux personnages variés, « phonèmes, signification et fonctions grammaticales, autant que les référents du monde réel qu’ils sont censés représenter. » Accepter cette proposition donne justement les moyens de lire un poème — en laissant de côté ce qui domine encore dans l’enseignement, "ce que l’auteur a voulu dire". La poésie, la littérature n’ont pas à restituer une représentation du monde, des hommes, le sens, étant de toute manière, « étranger au monde, il n‘est d’épiphanie que dans le délire ou la mauvaise foi — une fiction. » Notons que Vinclair parle aussi du « théâtre de la lecture »

Un autre ensemble de réflexions s’attache à la relation aux œuvres anciennes ; Vinclair choisit d’examiner la réécriture contemporaine de plusieurs épopées, une partie de l’Iliade (la mort des personnages), le Ramayana  de l’Inde et le Mabinogi gallois. S’agit-il, si l’on se reporte à la querelle des Anciens et des Modernes d’imiter ce qui fut ou de composer pour notre époque et, alors, d’être « infidèle au nom d’une fidélité supérieure » ? Les trois auteurs reprennent bien la matière des Anciens mais l’exploitent pour « servir des fins qui n’existaient pas à l’époque des textes canoniques ». Construction donc de « visions » propres à l’imaginaire d’aujourd’hui, volonté d’être dans le présent en relisant les œuvres du passé pour les intégrer dans notre littérature. Dans une perspective analogue, la forme du sonnet a été questionnée dès le XIXesiècle, et certains l’emploient aujourd’hui sans se préoccuper de rimes, de compte de syllabes (William Cliff), ni même du partage en quatrains et tercets (Robert Marteau). Quand le sonnet « se met lui-même en scène comme forme du passé », il use de cette « inactualité » à des fins critiques (Laurent Fourcaut) ou, en même temps, comiques (Christian Prigent) ; la lecture peut aussi être « dans le spectacle » d’un sonnet (Laurent Albarracin), l’auteur gardant toujours une distance amusée vis-à-vis de la forme.

On n’a fait que retenir quelques éléments, charpente des lectures de Vinclair. Il insiste sur la nécessité de reconnaître la forme du poème, sans négliger quelque aspect que ce soit et cette saisie, qui constitue une démarche de lecture, importe « davantage que le résultat ». Cette démarche exclut les conclusions scolaires (mais pas seulement !) qui font du poème un réservoir de sentiments ou d’idées, un lieu de représentations diverses, et l’on approuve le rejet de Vinclair : « Il y a tant à jouir au milieu des mots dans le pierrier du poème. Gardons l’interprétation pour le face-à-face avec la matière toujours si décevante des urinoirs, des carrés blancs et des sculptures en ballons » 

 

Pierre Vinclair, Idées arrachées, Essais et entretiens, Lurlure, 2023, 528 p., 26 €.

Cette recension a été publiée par Sitaudis le 8 tard 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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09/05/2023 | Lien permanent

Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937

Une semaine avec les éditions de La Dogana

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Encore il se souvient de l'usure des souliers —

De la majesté fruste de mes semelles

Et moi, de lui : sa voix aux sonorités diverses.

Ses cheveux noirs, au bord de la montagne de David.

 

Retapées à la craie ou au blanc d'œuf,

Les enfilades de rues couleur de pistache,

La pente des balcons, le fer à cheval, le balcon-cheval,

Les petits chênes, les platanes, les ormes lents.

 

Et l'enchaînement féminin des lettres bouclées

Plus enivrant pour l'œil dans l'enveloppe de lumière,

Et la ville si bien faite, qui se prolonge en robustesse

Jusque dans l'été juvénile et vieillissant.

 

7-11 février 1937, Voronèje

 

Ossip Mandelstam,  Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduit par Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Jean-Claude Schneider, postface de Florian Rodari,  La Dogana, 2011 [1994], p. 134.

 

 

 

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01/12/2013 | Lien permanent

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