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Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d'abîme
Les allures à la mort
Quel monde aux fumées de la pluie
Les décombres du ciel et parfois
Comme un soupçon de clair pays
Là-haut sous la soie maigre sous la suie
(La lampe qui est basse un passereau
L'habite accroupi chante faux)
Mais écoute en ces jours l'âme s'épuise
À regravir la montagne du vieux printemps
Le soleil vole et ses eaux luisent
Dans la cendre des bords du temps
Puis c'est la tombe à fleurs de terre
Et les scabieuses d'une prière.
*
Entre les collets d'ombre et de la chaux feuillue
Le grave lumignon s'absorbe dans un mur
Et nul ne franchit plus les eaux qu'il eût fallu
Franchir aux fins heureuses ô blanc murmure
En l'air le ciel pourtant propage un chant
Mouillé d'étoiles inondant par pans
Le mont plus clair et cependant aride
Et c'est alors on ne sait quoi terriblement
Simple et beau qui tremble aux bords humides
En larmes l'âme ainsi qu'un rossignol dément
Mais nous éveillerait dans cette nuit de neige
Nous ouvrirait là-haut la vie le jour que sais-je ?
*
Pour n'avoir attendu le jour le vieux bruit
D'aller sur l'eau de l'âme remuement d'ombres
Sous le silence dans la vie l'instant sombre
Au pli des lampes d'achever l'autre nuit
C'est d'ici que s'est noué pour moi menace
D'une barque noire abordant la terrasse
Vivante et ne bougeant plus que je ne sois
Aventuré face à face la sinistre
La taciturne aux bras de buis et le poids
De la neige éternelle entre nous ô triste
Pensée d'une montagne où fut fait un feu
Pour vivre aux fins de cette cendre et cet adieu !
Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d'abîme, "Le Chemin", Gallimard, 1965, p. 17-18.
22/06/2012 | Lien permanent
Jean Bollack, préface à : Philippe Beck, Chants populaires, traduits en allemand
Les Chants populaires de Philippe Beck ont été traduits en allemand par Tim Trzaskalik et publiés avec une préface de Jean Bollack, inédite en français.
La poésie de Philippe Beck, que ce volume présente au public allemand, se distingue de toute autre — disons le mot : radicalement. On pourrait parler de licence, à condition d’associer au terme la plus grande distance, qu’elle existe, ou qu’on l’imagine face à la chose qui se dit ou que l’on écrit (ce qui ne va pas de soi). Le lecteur allemand retrouve dans ce recueil les contes réunis par les frères Grimm, d’après une traduction française, puis réécrits, retraduits, commentés, creusés, plus encore. Une trace du modèle y reste, l’auteur s’y rapporte dans la langue du poète : c’est dire qu’il s’en éloigne. Je conjecture qu’il nous parle en se parlant à lui-même, et en prenant possession de Grimm. Le récit ne sera plus le même, une fois retracé, reformulé, intégré dans un nouveau discours ; il est passé à autre chose, pour de vrai ou pour nous, pour le faire mieux comprendre, ou pas, tel autre.
Les contes sont devenus des poèmes, comme le montrent les titres, « Porte » ou « Bruit » ou « Faille », des thèmes recentrés, encore que Beck n’écrive pas proprement des poèmes, du moins comme on a pu les faire et refaire avant lui – et avant une coupure. L’unité de composition n’est plus là ni la fermeture, abolies, et pouvant ainsi ressurgir ailleurs dans la différence, d’une langue ou d’une matière ; elles seront simples ou plus complexes, avec, à l’horizon, l’énigme, et, repérables, les rencontres quotidiennes, la référence particulière, vécue.
Ce qui se dit se réfère ; c’est le plus souvent du dit, de l’avant-dit. Tout se redit, mais Beck s’est créé initialement une forme – un vers , si c’en est un, court et limitatif, qui scande à sa façon, se réduit aussi et se brise. Il prête au discours, mieux vaut dire aux mots et à leur substance sonore, un débit et un rythme qui se maintient, saccadé ou fluide. Il est hérité des anciennes épopées, françaises entre autres ; les ressources narratives, défaisant l’alexandrin, y jouent leur rôle. Dès le départ, quasi immémorial, un mouvement s’est enclenché ; il se poursuit, s’offre à l’avance à toutes les interventions à venir. Ancestral, le rythme et sa base créent une continuité essentielle ; elles ne sont pas moins proches, réinventées, adaptées à un nouvel état de la langue, épuisée et disponible, dépassable. Sur ce fond, en ce lieu primaire, riche de toutes les potentialités, une invention poétique vient s’inscrire en second ; elle s’y retrouve et s’actualise ; c’est comme si une poésie en acte depuis toujours, et comme telle préalable, se transformait en un réceptacle et empêchait tout déploiement verbal, contraignant à la rigueur d’un jugement.
La pensée, dans ce cadre, peut prétendre à une place, il ne lui faut que l’objet, la matière ; pour la façon de dire, elle n’est pas implicite ni accordée ; elle est comme préparée, je dirais, disponible. Ainsi, dans une autre geste, non moins large, dans un autre livre, Beck a choisi de lire les critiques et les réactions que l’œuvre de Mallarmé a pu susciter autour de lui, auprès de ses contemporains ; la reprise a pu en faire la matière, toujours dans le cadre continu décrit, d’une interrogation et inclure ainsi une relation critique dédoublée. Le poète peut y intervenir en tiers, introduisant par sa présence et sa réflexion une autre constante complémentaire de l’autre, à l’autre pôle.. Ainsi, pour les contes, on attend le retour de la voix off, qui dira ce qu’il en est, de l’écrit et de l’inscrit, comme elle le lit et l’entend. Le lecteur connaît le récit, ou mieux, il l’a relu, puis il découvre comme à neuf ce que le poète en fait. Il le redit multiplement, selon ses choix, retraduisant, ou commentant, ou approfondissant en s’emparant. Le défi est énorme.
Dans un passage de « Robe », d’après « La véritable fiancée », le château est le dernier degré des exigences exorbitantes de la marâtre. Fille est opposée à Ancienne (la vieille magicienne) ; elle rêve et bâtit dans les nuées. Le poète tend la corde de l’arc jusqu’aux extrêmes. Est-ce hors conte ?
« Parfois, tristes maçonnent des vapeurs »
La fille cède sa place. Ce sont les pierres qui construisent :
« Elles [les pierres ] sont le bâtiment des bâtiments ».
En creusant un dédoublement (tiré du polyptote sémantique), on perce jusqu’au principe — l’art, le faire — inhérent à la matière :
« Des mains ont manié des pierres ».
C’est, tiré d’un autre retour sur soi (« manier » se lit à travers la figure de la paronomase — une « étymologie » ; elle a pour fonction de dire vrai (de dire l’étymon). L’exemple est encastré dans un médaillon scintillant – il faudrait encore dire autrement : ce sont des « fleurs » que le texte porte à l’épanouissement. Un développement peut aussi bien être appelé dépouillement, cela se tient. Il se dessine au hasard, mais les hasards ne se comptent pas.
L’originalité n’est jamais première ; elle se situe, elle se démarque, se ménage des espaces propres, s’autonomise face à la référence. Elle invente ainsi sans inventer, et fait voir sans aucun paradoxe ce qu’elle trouve. Toujours on s’appuie, toujours on se libère, on découvre ce que c’est ou ce que cela pourrait être. On peut aussi (pensons à « Tour » d’après « Œillet ») lire les transpositions sans confronter. On saisit alors la force condensée de l’abstraction et la liberté d’une réduction.
Je me suis servi, en étudiant les poèmes de Celan, du terme de « réfection ». Le procédé que l’on trouve ici appartient à la même catégorie. La contradiction en moins peut-être. La reprise s’interprète différemment, selon les positions prises et les moments de l’histoire. Beck s’est construit une base initiale, presque avant d’avoir cherché, puis trouvé sa voie dans le monde de la lettre.
Jean Bollack, préface (en allemand) à : Philippe Beck, Populäre Gesänge, Matthes & Seitz, Berlin, 2011, traduction par Tim Trzaskalik de Chants populaires, Flammarion, 2007.
08/07/2011 | Lien permanent
Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées
Les iris poussent au hasard dans un enclos d'herbes hautes — couleur mauve ou violet sombre — sortis de leurs papiers de soie parmi leurs dures lames vertes. Ou ceux, de couleur jaune, qui poussent dans les marais et les canaux. Et ces toutes petites fleurs basses — jaunes ou roses — qui s'accrochent aux pierres, aux rochers, qui leur tiennent lieu de pelage, doux, gras et chaud, modeste et tenace.
*
Le parfum des iris, très doux, sucré, presque suave, évoquant, me semble-t-il, l'idée qu'on a pu se faire, adolescent, du féminin : de quoi vous tourner la tête... Avec cette espèce de chenille d'un jaune éclatant, solaire, mais si bien cachée sous les pétales bleu pâle comme sous des langues d'eau. Mais le mot "chenille" gêne, et "brosse" tout autant. Une réserve de poudre d'or, un pelage d'or, une toison peut-être, cachée dans la soie de la robe ?
Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées, 1952-2005, Le Bruit du temps, 2013, p. 47, 154.
08/05/2013 | Lien permanent
Andrea Zanzotto, Vocatif, suivi de Surimpressions, traduction Philippe Di Meo
Vide des toiles d’araignée
par les fissures et les vallées,
vide de naissance et de sang.
De l’eau et quel verbe pierreux
tu déposes au pied de ces monts, de ces collines,
et quel vert sans pitié
vous révélez dans un feu
inégal et néfaste
ou — c’est égal — dans un feu
effilé, équilibré
contre le mur où je pleure ; et le mur s’élève
depuis la tête lasse
lasse de naître et de naître encore
dans l’atroce vie bourdonnante.
Andrea Zanzotto, Vocatif suivi de Surimpressions,
traduit de l’italien et présenté par Philippe Di Meo,
Maurice Nadeau, 2016, p. 79.
16/01/2017 | Lien permanent
Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique
(Ouverture du livre)
L’art poétique est un manuel. Il manie les idées pratiques qu’il suggère. Il fournit des idées pratiques à manier. Il pense pour le poème. Mais c’est un fournisseur paradoxal : il manie des idées théoriques en vue d’une pratique (une poétique), et pratique sa théorie en affinité, éclaire son chemin, élabore son tracé au mieux, en avançant, dans l’horizon du poème. Il a un intellect rythmique. Des mains du siècle, horizontales, le suscitent d’abord : elles ont perfectionné la force rythmique du discours, ses balancements, créé des poèmes dehors, des poèmes exprès d’après des idées pratiques originales, glissantes, intéressantes, étoiles d’une reconstitution intimée. La théorie (l’optique reconstitutionnelle) est antérieure (enveloppée en puissance, impliquée), contemporaine et postérieure à la création intentionnelle d’une utopie du discours appelée poème ; elle s’égale en droit à l’intense procédure à accomplir, comme son projet dépendant et assignable. Le projet est dedans, c’est-à-dire dans la nasse, lié. Comme théorie à manier, dépendante, l’art poétique se déclare intime de l’objet qu’il manie avec cœur en affinité ; il peut s’ordonner à l’objet huilé dont il double la puissance, par intellection sensible, et le captiver. En avril 1842, Thoreau note : « L’expérience est dans les doigts et dans la tête. Le cœur n’a pas d’expérience. » Il faut donc imaginer un cœur sur la main, une générosité reconstituante, dans la réflexion, « quand le doigt du poète y fait passer son phosphore » (Joubert, « De la poésie », XLVIII). C’est-à-dire un cœur de procédure (un thumos, un Gemüt, une force d’élan versée), un foyer processuel pensé par la main ou dans la main qui avance(1).
Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.
(1) Contre Benn, qui dit : « Un Gemüt ? Je n’en ai aucun. » « Gemüt ? Gemüt habe ich keines. » Dans Die Struktur der modernen Lyrik, Hugo Friedrich reprend à son compte le thème des Probleme der Lyrik de Benn (1951). Ainsi se renforce une doctrine sans cœur de la poésie, doublée d’une doctrine de la poésie sans cœur, c’est-à-dire sans foyer problématique, sans intellect rythmique, « instinct logique » ou instinct formateur, immanent et reconstituable. Car c’est exactement ce que désigne, quoi qu’il en soit, le mot cœur : Empédocle dit que le cœur est le lieu des pensées, pensées qui se pensent ou pensées impuissantes à se penser.
Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.
08/02/2015 | Lien permanent
Philippe Jaccottet, Tâches de soleil, ou d'ombre. Notes sauvegardées.
Les iris poussent au hasard dans un enclos d'herbes hautes — couleur mauve ou violet sombre — sortis de leurs papiers de soie parmi leurs dures lames vertes. Ou ceux, de couleur jaune, qui poussent dans les marais et les canaux. Et ces toutes petites fleurs basses — jaunes ou roses — qui s'accrochent aux pierres, aux rochers, qui leur tiennent lieu de pelage, doux, gras et chaud, modeste et tenace.
*
Le parfum des iris, très doux, sucré, presque suave, évoquant, me semble-t-il, l'idée qu'on a pu se faire, adolescent, du féminin : de quoi vous tourner la tête... Avec cette espèce de chenille d'un jaune éclatant, solaire, mais si bien cachée sous les pétales bleu pâle comme sous des langues d'eau. Mais le mot "chenille" gêne, et "brosse" tout autant. Une réserve de poudre d'or, un pelage d'or, une toison peut-être, cachée dans la soie de la robe ?
Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées, 1952-2005, Le Bruit du temps, 2013, p. 47, 154.
24/09/2017 | Lien permanent
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre, traduit de l’italien par Philippe Di Meo
Et seul
lorsque je serai si seul
que je n’aurai plus même
pour compagnie moi-même,
je prendrai alors moi aussi ma
décision.
Un jour à l’aube,
je décrocherai la lanterne
du mur, et dirai adieu
au vide.
Pas à pas,
descendrai dans le ravin.
Mais alors aussi, ma
pierre abandonnée,
au nom de quoi, et où
trouverai-je un sens (que, semble-t-il,
d’autres n’ont pas trouvé) ?
E solo
quando sarò così solo
da non aver più nemmeno
me stesso per compagnia,
allora prenderò anch’io la mia
decisione.
Staccherò
dal muro la lanterna
un’alba, e dirò addio
al vuoto.
A passo a passo
scenderò nel vallone.
Ma anche allora, in nome
di che, e dove
troverò un senso (che altri,
pare, non han trovato),
lasciato questo mio sasso.
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre, traduit de l’italien
par Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie, 2002, p. 130-131.
31/08/2012 | Lien permanent
Jacques Roubaud : rencontre avec Jean-François Puff — recension
Rappelons ce qu’est la collection "les Singuliers" dirigée par Catherine Flohic. Chaque livre reconstitue le parcours d’un écrivain grâce à une série d’entretiens, le jeu des questions et des réponses au cours de la rencontre variant selon les uns et les autres. L’entretien est accompagné d’un choix de textes, anthologie qui constitue une introduction à l’œuvre sous ses divers aspects. Des photographies évoquent l’histoire personnelle (photos de famille, d’amis, de lieux) et celle des écrits (couvertures de livres de l’auteur et des écrivains admirés, manuscrits), quelques-unes en pleine page, la plupart sous forme de vignettes en belle page dans une colonne qui reçoit également des extraits d’œuvres lues par l’auteur. Chaque ouvrage se clôt par une bibliographie de l’auteur (livres, textes en périodiques, études le concernant) et une autre de son interlocuteur.
Voilà décrite la construction de l’ensemble consacré à Jacques Roubaud (1). On sait bien qu’une série d’entretiens ne peut être reprise comme telle et Jean-François Puff a organisé la matière en cinq chapitres : Enfance et Provence, La tradition poétique, Histoire de l’œuvre, Arts, Un ermite amoureux. L’étendue de l’œuvre excluait d’en retenir tous les aspects et la rencontre est concentrée autour de quelques axes. Sont rappelés à grands traits les moments de la formation, depuis les poèmes de l’enfance, imprimés par les proches, aux poèmes engagés écrits dans la mouvance surréaliste jusqu’à epsilon (1965). Ont compté l’influence de Raymond Queneau, y compris pour la fascination numérologique, et la participation à l’Oulipo. Sont rappelés les rapports avec différents groupes et revues (Tel Quel, Action poétique, Change) et la création du Cercle Polivanov (1969) avec Léon Robel voué à l’étude formelle des textes poétiques. Jacques Roubaud, dont les parents avaient terminé leurs études à l’école normale supérieure, avait entrepris une licence d’anglais avant de se tourner vers les mathématiques, qu’il enseigna ; c’est en relation avec l’entrée dans ce domaine qu’il choisit la forme sonnet dans un de ses premiers livres. S’inscrire dans la tradition lointaine de la poésie en langue d’oc (langue que ses parents ne pratiquaient pas) a aidé Jacques Roubaud à rompre avec le surréalisme et avec l’avant-garde qui lui a succédé pour qui rien n’existait en dehors de ce qu’elle produisait. Mais les troubadours ont eu un autre rôle : ils lui ont fait comprendre l’importance de la notion de communauté ; comme plus tard les rhétoriqueurs, ils ont travaillé dans le même sens et c’est ce mouvement commun qui enrichit la tradition poétique, créant le sentiment que chacun inséré dans un groupe fait quelque chose d’important. Jacques Roubaud insiste sur la nécessité de lire les troubadours, et tous les poètes du passé, comme s’ils étaient nos contemporains : c’est un moyen efficace de réfléchir sur la notion de temps, sur ce que signifie la poésie « mémoire de la langue » et sur le lyrisme. Reprenons ici son amorce d’analyse de quatre vers de Bernard Marti :
ainsi je vais enlaçant
les mots et rendant purs les sons
comme la langue s’enlace
à la langue dans le baiser
qui ouvrent à la réflexion sur deux points majeurs : « d’une part le lien l’amour la poésie, et d’autre part, en ce qui concerne la construction formelle, la question de l’entrelacement, entrebescar, qui est au centre de la première grande prose narrative française, le Lancelot. Voilà ce que je trouve extraordinaire : condenser en deux trois vers des concepts poétiques extrêmement importants. » (2)
Lecture des troubadours par Pound : Jacques Roubaud est aussi lecteur des poètes anglais et américains, qu’il a traduits, de Lewis Carroll à Rosemary Waldrop (elle-même traductrice notamment de Roubaud et de Jabès). À ses yeux, la nouveauté dans le domaine du vers vient des États-Unis où la dimension orale est demeurée vivante (3) et a abouti à un traitement novateur du vers, et non plus seulement à un vers libre en réaction au vers traditionnel. Sur ce point, toujours peu ou pas analysé aujourd’hui, les remarques de Jacques Roubaud sont à poursuivre quand il affirme que « le vrai vers libre, c’est le vers de Reverdy. Quand Reverdy a envie de rimer, il rime, quand il a envie de faire un alexandrin, il le fait » (4). Avec la réflexion sur le vers, qui a notamment conduit Roubaud à étudier les formes de la poésie japonaise classique, comme le renga, on tient l’un des quatre aspects, indissolublement liés, de son activité : composer des poèmes, traduire, construire des anthologies, réfléchir sur la façon dont les poèmes sont composés.
On renvoie à cette rencontre pour préciser la relation établie entre poésie et musique, ce qu’est chez Roubaud l’image-mémoire dans la poésie, comment il construit la "théorie des nuages" en œuvre chez le peintre Constable (auquel il a consacré un livre (5), que l’on peut résumer par la formule « donner forme à l’informe » : dans la poésie, « les nuages auxquels il faut donner forme sont des nuages de langue […] et l’ « on peut considérer que la langue comme elle se produit ordinairement et même comme elle se produit dans la poésie en un certain sens est informe ». Mais surtout l’ouvrage devrait inciter à lire ou relire Roubaud, la poésie, les proses narratives, les traductions, les essais.
Jacques Roubaud : rencontre avec Jean-François Puff, collection les Singuliers, éditions Argol, 25 €.
1 Après, dans cette collection, des entretiens avec Jude Stéfan, Paul Nizon, Philippe Beck, F.-Y. Jeannet, H. Lucot, Christian Prigent, Raymond Federman.
2 Les troubadours, anthologie bilingue (Seghers, 1971) et La Fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours (Ramsay, 1986).
12/09/2012 | Lien permanent
Jacques Roubaud, Octogone (4)
Rue Raymond-Queneau
On a convoqué les mots
Dans la rue Raymond-Queneau
Mots de bruit, mots de silence
Mots de toute la France
Il envahissent les rues
De Paris, ses avenues
Les verbes ouvrent la marche
De la langue patriarche
Ensuite les substantifs
Aidés de leurs adhjectifs
Les pronoms, les relatifs
Et les autres supplétifs...
Ah ! voici les mots d'amour
Ils accourent des faubourgs
Les rimes font ribambelle
Dans la rue de la Chapelle
D'autres viennent à dada
Par la rue Tristan Tzara
Cerains traînent qui sont lents
Encor place Mac Orlan
Un s'écrie « Attendez-moi ! »
Attardé rue Marx-Dormoy
Enfin les voilà en masse
Ils s'alignent dans l'espace
Ils composent sans problème
Cent Mille Milliards de Pouèmes
*
Soixante-dix vers d'amour à la corne de brume
Appel,
1 où la poitrine s'étonne d'être en flammes
2 où la dame montre un visage sombre et fermé
3 où les beaux jours trahisseurs regardent doucement
4 où la langue s'enlace à la langue dans le baiser
5 où la chambre est du ciel décorée
6 où la joie d'amour engage la bouche les yeux le cœur les sens
7 où le message court vers la douce dame jouissante
8 où mis à mort il répondra comme mort
9 où celui qui aime est plus muet que Perceval
10 où la dame fait bouclier de son manteau bleu
11 où nue il la contemple contre la lumière de la lampe
12 où nue et dépouillée elle tremble sous lui
13 où les feuilles font couette couverture
14 où bras l'entourent l'enserrée
15 où de soif mourir au bord de la fontaine
[...]
Jacques Roubaud, "Vingt partitions parisiennes, II", et "Hommages, II", Octogone, 2014, p. 177-178 et 246.
12/03/2014 | Lien permanent
Henri Michaux, Poteaux d'angle
Pour le trentième anniversaire de la mort de Henri Michaux,
le 19 octobre 1984
Celui qui a cru être ne fut qu'une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.
La révélation qu'ils n'étaient qu'un personnage (on le sait par nombre de biographies) anéantissait les saints. Le diable, pensaient-ils, avec la permission du ciel et en punition de leur orgueil, leur infligeait cette souffrance. Ainsi appelaient-ils leur lucidité abominable.
L'autre lucidité soudain manquait. Elles s'excluent.
Que de gènes insatisfaits en tous, en chacun !
Et toi aussi, tu pouvais être autre, tu pouvais même être quelconque et... l'accepter.
De quel être t'es-tu mis à être ?
Communiquer ? toi aussi tu voudrais communiquer ?
Communiquer quoi ? tes remblais ? — la même erreur toujours. Vos remblais les uns les autres ?
Tu n'es pas encore assez intime avec toi, malheureux, pour avoir à communiquer.
Henri Michaux, Poteaux d'angle, dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 2004, p. 1064-1065.
Les craquements
À l'expiration de mon enfance, je m'enlisai dans un marais. Des aboiements éclataient partout. « Tu ne les entendrais pas si bien si tu n'étais toi-même prêt à aboyer. Aboie donc. » Mais je ne pus.
Des années passèrent, après lesquelles j'aboutis à une terre plus ferme. Des craquements s'y firent entendre, partout des craquements, et j'eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n'est pas le bruit de la chair.
Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis devenu presque un homme.
Ces craquements durèrent vingt ans et de tout partait craquement. Les aboiements aussi s'entendaient de plus en plus furieux. Alors je me mis à rire, car je n'avais plus d'espoir et tous les aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. Ainsi, quoique désespéré, j'étais également satisfait.
Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait pas que mon rire s'interrompît, quoiqu'il fît mal souvent, à cause qu'il fallait y mettre trop de choses pour qu'il satisfît vraiment.
Ainsi, les années s'écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s'écoulent encore...
Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres complètes I, édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 1998, p. 781-782.
19/10/2014 | Lien permanent